Il n’eut pas plutôt fait ce geste, que ma pensée se précisa, ma pensée qui errait autour de Larsan s’arrêta sur Darzac! Oh! je m’en souviens très bien; c’est à partir de cette seconde où il eut ce geste de rapt dans la nuit lunaire que j’osai me dire ce que je m’étais déjà dit pour tant d’autres… pour tous les autres… «Si c’était Larsan!»
Et, en cherchant bien, au fond de ma mémoire, je trouve que ma pensée a été plus directe encore. Au geste de l’homme, elle a répondu tout de suite, elle a crié: «C’est Larsan!»
J’en fus tellement épouvanté que, voyant Robert Darzac se diriger vers moi, je ne pus retenir un mouvement de fuite qui lui révéla ma présence. Il me vit, me reconnut, me saisit le bras, et me dit:
«Vous étiez là, Sainclair, vous veilliez!… Nous veillons tous, mon ami… Et vous l’avez entendue!… Voyez-vous, Sainclair, c’est trop de douleur; moi, je n’en puis plus. Nous allions être heureux; elle-même pouvait croire qu’elle avait été oubliée du Destin, quand l’autre est réapparu! Alors, ç’a été fini, elle n’a plus eu de force pour notre amour. Elle s’est courbée sous la fatalité; elle a dû s’imaginer que celle-ci la poursuivait d’un éternel châtiment. Il a fallu le drame effroyable de la nuit dernière pour me prouver à moi-même que cette femme m’a réellement aimé… autrefois… Oui, un moment, elle a craint pour moi, et moi, hélas! je n’ai tué que pour elle… Mais la voilà retournée à son indifférence mortelle. Elle ne songe plus – si elle songe encore à quelque chose – qu’à promener un vieillard en silence…»
Il soupira si tristement et si sincèrement que l’abominable pensée en fut chassée du coup. Je ne songeai plus qu’à ce qu’il me disait… à la douleur de cet homme qui semblait avoir perdu définitivement la femme qu’il aimait, dans le moment que celle-ci retrouvait un fils dont il continuait d’ignorer l’existence… De fait, il n’avait dû rien comprendre à l’attitude de la Dame en noir, à la facilité avec laquelle elle paraissait s’être détachée de lui… et il ne trouvait pour expliquer une aussi cruelle métamorphose que l’amour, exaspéré par le remords, de la fille du professeur Stangerson pour son père…
M. Darzac continua de gémir.
«À quoi m’aura servi de le frapper? Pourquoi ai-je tué? Pourquoi m’impose-t-elle, comme à un criminel, cet horrible silence, si elle ne veut pas m’en récompenser de son amour? Redoute-t-elle pour moi de nouveaux juges? Hélas! pas même, Sainclair… non, non, pas même. Elle redoute que la pensée agonisante de son père ne succombe devant l’éclat d’un nouveau scandale. Son père! Toujours son père! Et moi, je n’existe pas! Je l’ai attendue vingt ans, et quand, enfin, je crois qu’elle est venue, son père me la reprend!»
Je me disais: «Son père… son père et son enfant!»
Il s’assit sur une vieille pierre écroulée de la chapelle et dit encore, se parlant à lui-même: «Mais je l’arracherai de ces murs… je ne peux plus la voir errer ici au bras de son père… comme si je n’existais pas!…»
Et, pendant qu’il disait ces choses, je revoyais la double et lamentable silhouette du père et de la fille, passant et repassant, à l’heure du crépuscule, dans l’ombre colossale de la Tour du Nord, allongée par les feux du soir, et j’imaginais qu’ils ne devaient pas être plus écrasés sous les coups du ciel, cet Oedipe et cette Antigone qu’on nous représente dès notre plus jeune âge traînant, sous les murs de Colone, le poids d’une surhumaine infortune.
Et puis tout à coup, sans que je pusse en démêler la raison, peut-être à cause d’un geste de Darzac, l’affreuse pensée me ressaisit… et je demandai à brûle-pourpoint:
«Comment se fait-il que le sac était vide?»
Je constatai qu’il ne se troubla point. Il me répondit simplement: «Rouletabille nous le dira peut-être…» Puis il me serra la main et s’enfonça, pensif, dans les massifs de la baille.
Je le regardais marcher…
… Je suis fou…
XVI Découverte de «L’Australie».
La lune l’a frappé en plein visage. Il se croit seul dans la nuit et voici certainement l’un des moments où il doit déposer le masque du jour. D’abord les vitres noires ont cessé de protéger son regard incertain. Et si sa taille, pendant les heures de comédie, s’est fatiguée à se courber plus que de nature, si les épaules se sont très habilement arrondies, voici la minute où le grand corps de Larsan, sorti de scène, va se délasser. Qu’il se délasse donc! Je l’épie dans la coulisse… derrière les figuiers de Barbarie, pas un de ses mouvements ne m’échappe…
Maintenant, il est debout sur le boulevard de l’Ouest qui lui fait comme un piédestal; les rayons lunaires l’enveloppent d’une lueur froide et funèbre. Est-ce toi, Darzac? ou ton spectre? ou l’ombre de Larsan revenue de chez les morts?
Je suis fou… En vérité, il faut avoir pitié de nous qui sommes tous fous. Nous voyons Larsan partout et peut-être Darzac lui-même m’a-t-il regardé un jour, moi, Sainclair, en se disant: «Si c’était Larsan!…» Un jour!… je parle comme s’il y avait des années que nous étions enfermés dans ce château et il y a tout juste quatre jours… Nous sommes arrivés ici, le 8 avril, un soir…
Sans doute, mais jamais mon cœur n’a ainsi battu quand je me posais la terrible question pour les autres; c’est peut-être aussi qu’elle était moins terrible quand il s’agissait des autres… Et puis, c’est singulier ce qui m’arrive. Au lieu que mon esprit recule effrayé devant l’abîme d’une aussi incroyable hypothèse, au contraire, il est attiré, entraîné, horriblement séduit. Il a le vertige et il ne fait rien pour l’éviter. Il me pousse à ne point quitter des yeux le spectre debout sur le boulevard de l’Ouest, à lui trouver des attitudes, des gestes, une ressemblance, par derrière… et puis aussi le profil… et puis aussi la face… Là, comme ça… Il ressemble tout à fait à Larsan… Oui, mais comme ça, il ressemble tout à fait à Darzac…
Comment se fait-il que cette idée me vienne, cette nuit, pour la première fois? Quand j’y songe… Elle eût dû être notre première idée! Est-ce que, lors du Mystère de la Chambre Jaune, la silhouette Larsan n’apparaissait point, au moment du crime, tout à fait confondue avec la silhouette Darzac? Est-ce que le Darzac qui venait chercher la réponse de Mlle Stangerson au bureau de poste 40 n’était point Larsan lui-même? Est-ce que cet empereur du camouflage n’avait point déjà entrepris avec succès d’être Darzac, si bien qu’il avait réussi à faire accuser de ses propres crimes le fiancé de Mlle Stangerson!…
Sans doute… sans doute… mais, tout de même, si j’ordonne à mon cœur inquiet de se taire pour pouvoir entendre ma raison, je saurai que mon hypothèse est insensée… Insensée?… Pourquoi?… Tenez, le voilà, le spectre Larsan qui allonge les grands ciseaux de ses jambes, qui marche comme Larsan… oui, mais il a les épaules de Darzac.
Je dis insensée parce que, si l’on n’est pas Darzac, on peut tenter de l’être dans l’ombre, dans le mystère, de loin, comme lors des drames du Glandier… mais ici, nous touchons l’homme!… nous vivons avec lui!…
Nous vivons avec lui?… Non!…