Rien! Rien autour de ce cadavre que ce couteau de pierre qui avait été volé par le vieux Bob. C’était affreux, et c’était suffisant pour nous permettre de tout penser, de tout imaginer…
Elle lisait la certitude de cette conviction dans les yeux et dans l’attitude de Rouletabille et de M. Robert Darzac. Elle comprit cependant, aux premiers mots de Rouletabille, que celui-ci n’avait, présentement, d’autre but que de sauver le vieux Bob des soupçons de la justice.
Rouletabille se trouvait alors entre le delegato et le juge d’instruction qui venait d’arriver, et il raisonnait, le plus vieux grattoir de l’humanité à la main. Il semblait définitivement établi qu’il ne pouvait y avoir d’autres coupables, autour du mort, que les vivants dont j’ai fait quelques lignes plus haut l’énumération, quand Rouletabille prouva avec une rapidité de logique qui combla d’aise le juge d’instruction et désespéra le delegato que le véritable coupable, le seul coupable, était le mort lui-même. Les quatre vivants de la poterne et les deux vivants de la chambre du vieux Bob s’étant surveillés les uns les autres et ne s’étant pas perdus de vue, pendant qu’on tuait Bernier à quelques pas de là, il devenait nécessaire que ce on fût Bernier lui-même. À quoi le juge d’instruction, très intéressé, répliqua en nous demandant si quelqu’un de nous soupçonnait les raisons d’un suicide probable de Bernier; à quoi Rouletabille répondit que, pour mourir, on pouvait se passer du crime et du suicide et que l’accident suffisait pour cela. L’arme du crime, comme il appelait par ironie le plus vieux grattoir du monde, attestait par sa seule présence l’accident. Rouletabille ne voyait point un assassin préméditant son forfait avec le secours de cette vieille pierre. Encore moins eût-on compris que Bernier, s’il avait décidé son suicide, n’eût point trouvé d’autre arme pour son trépas que le couteau des troglodytes. Que si, au contraire, cette pierre, qui avait pu attirer son attention par sa forme étrange, avait été ramassée par le père Bernier, que si elle s’était trouvée dans sa main au moment d’une chute, le drame alors s’expliquait, et combien simplement. Le père Bernier était tombé si malheureusement sur ce caillou effroyablement triangulaire qu’il s’en était percé le cœur. Sur quoi le médecin fut appelé à nouveau, la plaie redécouverte et confrontée avec l’objet fatal, d’où une conclusion scientifique s’imposa, celle de la blessure faite par l’objet. De là à l’accident, après l’argumentation de Rouletabille, il n’y avait qu’un pas. Les juges mirent six heures à le franchir. Six heures pendant lesquelles ils nous interrogèrent sans lassitude et sans résultat.
Quant à Mrs. Edith et à votre serviteur, après quelques tracas inutiles et vaines inquisitions, pendant que les médecins soignaient le vieux Bob, nous nous assîmes dans le salon qui précédait sa chambre et d’où venaient de partir les magistrats. La porte de ce salon qui donnait sur le couloir de la Tour Carrée était restée ouverte. Par là, nous entendions les gémissements de la mère Bernier qui veillait le corps de son mari que l’on avait transporté dans la loge. Entre ce cadavre et ce blessé aussi inexplicables, ma foi, l’un que l’autre, en dépit des efforts de Rouletabille, notre situation, à Mrs. Edith et à moi, était, il faut l’avouer, des plus pénibles, et tout l’effroi de ce que nous avions vu se doublait dans le tréfonds de nous-mêmes de l’épouvante de ce qui nous restait à voir. Mrs. Edith me saisit tout à coup la main:
«Ne me quittez pas! ne me quittez pas! fit-elle, je n’ai plus que vous. Je ne sais où est le prince Galitch, et je n’ai point de nouvelles de mon mari. C’est cela qui est horrible! Il m’a laissé un mot me disant qu’il était allé à la recherche de Tullio. Mr Rance ne sait même pas, à l’heure actuelle, que l’on a assassiné Bernier. A-t-il vu le Bourreau de la mer? C’est du Bourreau de la mer, c’est de Tullio seulement que j’attends maintenant la vérité! Et pas une dépêche!… C’est atroce!…»
À partir de cette minute où elle me prit la main avec tant de confiance et où elle la garda un instant dans les siennes, je fus à Mrs. Edith de toute mon âme, et je ne lui cachai point qu’elle pouvait compter sur mon entier dévouement. Nous échangeâmes ces quelques propos inoubliables à voix basse, pendant que passaient et repassaient dans la cour les ombres rapides des gens de justice, tantôt précédés, tantôt suivis de Rouletabille et de M. Darzac. Rouletabille ne manquait point de jeter un coup d’œil de notre côté chaque fois qu’il en avait l’occasion. La fenêtre était restée ouverte.
«Oh! il nous surveille! fit Mrs. Edith. À merveille! Il est probable que nous le gênons, lui et M. Darzac, en restant ici. Mais c’est une place que nous ne quitterons point, quoi qu’il arrive, n’est-ce pas, Monsieur Sainclair?
– Il faut être reconnaissant à Rouletabille, osai-je dire, de son intervention et de son silence relativement au plus vieux grattoir de l’humanité. Si les juges apprenaient que ce poignard de pierre appartient à votre oncle vieux Bob, qui pourrait prévoir où tout cela s’arrêterait!… S’ils savaient également que Bernier, en mourant, a accusé Larsan, l’histoire de l’accident deviendrait plus difficile!»
Et j’appuyais sur ces derniers mots.
«Oh! répliqua-t-elle avec violence. Votre ami a autant de bonnes raisons de se taire que moi! Et je ne redoute qu’une chose, voyez-vous!… Oui, oui, je ne redoute qu’une chose…
– Quoi? Quoi?…»
Elle s’était levée, fébrile…
«Je redoute qu’il n’ait sauvé mon oncle de la justice que pour mieux le perdre!…
– Pouvez-vous bien croire cela? interrogeai-je sans conviction.
– Eh! j’ai bien cru lire cela tout à l’heure dans les yeux de vos amis… Si j’étais sûre de ne m’être point trompée, j’aimerais encore mieux avoir affaire à la justice!…»
Elle se calma un peu, parut rejeter une stupide hypothèse, et puis me dit:
«Enfin, il faut toujours être prêt à tout, et je saurai le défendre jusqu’à la mort!…»
Sur quoi, elle me montra un petit revolver qu’elle cachait sous sa robe.
«Ah! s’écria-t-elle, pourquoi le prince Galitch n’est-il point là?
– Encore! m’exclamai-je avec colère.
– Est-il vrai que vous soyez prêt à me défendre, moi? me demanda-t-elle en plongeant dans mes yeux son regard troublant.
– J’y suis prêt.
– Contre tout le monde?»
J’hésitai. Elle répéta:
«Contre tout le monde?
– Oui.
– Contre votre ami?
– S’il le faut!» fis-je en soupirant, et je passai ma main sur mon front en sueur.
«C’est bien! Je vous crois, fit-elle. En ce cas, je vous laisse ici quelques minutes. Vous surveillerez cette porte, pour moi!»
Et elle me montrait la porte derrière laquelle reposait le vieux Bob. Puis elle s’enfuit. Où allait-elle? Elle me l’avoua plus tard! Elle courait à la recherche du prince Galitch! Ah! femme! femme!…