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«Il est beau? demandai-je à Mrs. Edith quand celle-ci eut fini son panégyrique.

– Trop beau! me répliqua-t-elle. Vous verrez!…»

Je ne saurais dire pourquoi cette réponse me fut particulièrement désagréable. Je ne fis qu’y penser après le départ de Mrs. Edith et jusqu’à la fin de mon service de garde qui se termina à onze heures et demie.

Le premier coup de cloche du déjeuner venait de sonner; je courus me laver les mains et faire un bout de toilette et je montai les degrés de la Louve rapidement, croyant que le déjeuner serait servi dans cette tour; mais je m’arrêtai dans le vestibule, tout étonné d’entendre de la musique. Qui donc, dans les circonstances actuelles, osait, au fort d’Hercule, jouer du piano? Eh! mais, on chantait; oui, une voix douce, douce et mâle à la fois, en sourdine, chantait. C’était un chant étrange, une mélopée tantôt plaintive, tantôt menaçante. Je la sais maintenant par cœur; je l’ai tant entendue depuis! Ah! vous la connaissez bien peut-être si vous avez franchi les frontières de la froide Lithuanie, si vous êtes entré une fois dans le vaste empire du nord. C’est le chant des vierges demi-nues qui entraînent le voyageur dans les flots et le noient sans miséricorde; c’est le chant du Lac de Willis, que Sienkiewicz a fait entendre un jour immortel à Michel Vereszezaka. Écoutez ça:

«Si vous approchez du Switez aux heures de la nuit, le front tourné vers le lac, des étoiles sur vos têtes, des étoiles sous vos pieds, et deux lunes pareilles s’offriront à vos yeux… tu vois cette plante qui caresse le rivage, ce sont les épouses et les filles de Switez que Dieu a changées en fleurs. Elles balancent au-dessus de l’abîme leurs têtes blanches comme des phalènes; leur feuille est verte comme l’aiguille du mélèze argentée par les frimas…

«Image de l’innocence pendant la vie, elles ont gardé sa robe virginale après la mort; elles vivent dans l’ombre et ne souffrent point de souillure; des mains mortelles n’oseraient y toucher.

«Le tsar et sa horde en firent un jour l’expérience, lorsque après avoir cueilli ces belles fleurs ils voulurent en orner leurs tempes et leurs casques d’acier.

«Tous ceux qui étendirent leurs mains sur les flots (si terrible est le pouvoir de ces fleurs!) furent atteints du haut mal ou frappés de mort subite.

«Quand le temps eut effacé ces choses de la mémoire des hommes, seul, le souvenir du châtiment s’est conservé pour le peuple, et le peuple en le perpétuant par ses récits, appelle aujourd’hui tsars les fleurs du Switez!…

«Cela disant, la Dame du lac s’éloigna lentement; le lac s’entrouvrit jusqu’au plus profond de ses entrailles; mais le regard cherchait en vain la belle inconnue qui s’était couvert la tête d’une vague et dont on n’a jamais plus entendu parler…»

C’étaient les paroles mêmes, les paroles traduites de la chanson que murmurait la voix à la fois douce et mâle, pendant que le piano faisait entendre un accompagnement mélancolique. Je poussai la porte de la salle et je me trouvai en face d’un jeune homme qui se leva. Aussitôt, derrière moi, j’entendis le pas de Mrs. Edith. Elle nous présenta. J’avais devant moi le prince Galitch.

Le prince était ce que l’on est convenu d’appeler dans les romans: «un beau et pensif jeune homme»; son profil droit et un peu dur aurait donné à sa physionomie un aspect particulièrement sévère, si ses yeux, d’une clarté et d’une douceur et d’une candeur troublantes, n’eussent laissé transparaître une âme presque enfantine. Ils étaient entourés de longs cils noirs, si noirs qu’ils ne l’eussent point été davantage s’ils avaient été brossés au khol; et, quand on avait remarqué cette particularité des cils, on avait, du coup, saisi la raison de toute l’étrangeté de cette physionomie. La peau du visage était presque trop fraîche, ainsi qu’elle est au visage des femmes savamment maquillées et des phtisiques. Telle fut mon impression; mais j’étais trop intimement prévenu contre ce prince Galitch pour y attacher raisonnablement quelque importance. Je le jugeai trop jeune, sans doute parce que je ne l’étais plus assez.

Je ne trouvai rien à dire à ce trop beau jeune homme qui chantait des poèmes si exotiques; Mrs. Edith sourit de mon embarras, me prit le bras – ce qui me fit grand plaisir – et nous emmena à travers les buissons parfumés de la baille, en attendant le second coup de cloche du déjeuner qui devait être servi sous la cabane de palmes sèches, au terre-plein de la Tour du Téméraire.

2° Le déjeuner et ce qui s’en suivit. Une terreur contagieuse s’empare de nous.

À midi, nous nous mettions à table sur la terrasse du téméraire, d’où la vue était incomparable. Les feuilles de palmier nous couvraient d’une ombre propice; mais, hors de cette ombre, l’embrasement de la terre et des cieux était tel que nos yeux n’en auraient pu supporter l’éclat si nous n’avions tous pris la précaution de mettre ces binocles noirs dont j’ai parlé au début de ce chapitre.

À ce déjeuner se trouvaient: M. Stangerson, Mathilde, le vieux Bob, M. Darzac, Mr Arthur Rance, Mrs. Edith, Rouletabille, le prince Galitch et moi. Rouletabille tournait le dos à la mer, s’occupant fort peu des convives, et était placé de telle sorte qu’il pouvait surveiller tout ce qui se passait dans toute l’étendue du château fort. Les domestiques étaient à leurs postes; le père Jacques à la grille d’entrée, Mattoni à la poterne du jardinier et les Bernier dans la Tour Carrée, devant la porte de l’appartement de M. et de Mme Darzac.

Le début du repas fut assez silencieux. Je nous regardai. Nous étions presque inquiétants à contempler, autour de cette table, muets, penchant les uns vers les autres nos vitres noires derrière lesquelles il était aussi impossible d’apercevoir nos prunelles que nos pensées.

Le prince Galitch parla le premier.

Il fut tout à fait aimable avec Rouletabille et, comme il essayait un compliment sur la renommée du reporter, celui-ci le bouscula un peu. Le prince n’en parut point froissé, mais il expliqua qu’il s’intéressait particulièrement aux faits et gestes de mon ami en sa qualité de sujet du tsar, depuis qu’il savait que Rouletabille devait partir prochainement pour la Russie. Mais le reporter répliqua que rien encore n’était décidé et qu’il attendait des ordres de son journal; sur quoi le prince s’étonna en tirant un journal de sa poche. C’était une feuille de son pays dont il nous traduisit quelques lignes annonçant l’arrivée prochaine à Saint-Pétersbourg de Rouletabille. Il se passait là-bas, à ce que nous conta le prince, des événements si incroyables et si dénués apparemment de logique dans la haute sphère gouvernementale que, sur le conseil même du chef de la sûreté de Paris, le maître de la police avait résolu de prier le journal l’Époque de lui prêter son jeune reporter. Le prince Galitch avait si bien présenté la chose que Rouletabille rougit jusqu’aux deux oreilles et qu’il répliqua sèchement qu’il n’avait jamais, même dans sa courte vie, fait œuvre policière et que le chef de la Sûreté de Paris et le maître de la police de Saint-Pétersbourg étaient deux imbéciles. Le prince se prit à rire de toutes ses dents, qu’il avait belles et vraiment je vis bien que son rire n’était point beau, mais féroce et bête, ma foi, comme un rire d’enfant dans une bouche de grande personne. Il fut tout à fait de l’avis de Rouletabille et, pour le prouver, il ajouta:

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