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Brignolles ne s’arrêta qu’à Menton. Il avait voulu certainement y arriver par un autre train que le train de Paris, et dans un moment où il avait peu de chances de rencontrer des visages de connaissance à la gare. Je le vis descendre; il avait relevé le col de son pardessus et enfoncé davantage encore son chapeau de feutre sur ses yeux. Il jeta un regard circulaire sur le quai, et, rassuré, se pressa vers la sortie. Dehors, il se jeta dans une vieille et sordide diligence qui attendait le long du trottoir. D’un coin de la salle d’attente, j’observai mon Brignolles. Qu’est-ce qu’il faisait là? Et où allait-il dans cette vieille guimbarde poussiéreuse? J’interrogeai un employé qui me dit que cette voiture était la diligence de Sospel.

Sospel est une petite ville pittoresque perdue entre les derniers contreforts des Alpes, à deux heures et demie de Menton, en voiture. Aucun chemin de fer n’y passe. C’est l’un des coins les plus retirés, les plus inconnus de la France et les plus redoutés des fonctionnaires et… des chasseurs alpins qui y tiennent garnison. Seulement, le chemin qui y mène est l’un des plus beaux qui soient, car il faut, pour découvrir Sospel, contourner je ne sais combien de montagnes, longer de hauts précipices, et suivre, jusqu’à Castillon, l’étroite et profonde vallée du Careï, tantôt sauvage comme un paysage de Judée, tantôt verte ou fleurie, féconde, douce au regard avec le frémissement argenté de ses innombrables plants d’oliviers qui descendent du ciel jusqu’au lit clair du torrent par un escalier de géants. J’étais allé à Sospel quelques années auparavant, avec une bande de touristes anglais, dans un immense char traîné par huit chevaux, et j’avais gardé de ce voyage une sensation de vertige que je retrouvai tout entière dès que le nom fut prononcé. Qu’est-ce que Brignolles allait faire à Sospel? Il fallait le savoir. La diligence s’était remplie et déjà elle se mettait en route dans un grand bruit de ferrailles et de vitres dansantes. Je fis marché avec une voiture de place, et moi aussi, j’escaladai la vallée du Careï. Ah! comme je regrettais déjà de n’avoir pas averti Rouletabille! L’attitude bizarre de Brignolles lui eût donné des idées, des idées utiles, des idées raisonnables, tandis que moi je ne savais pas «raisonner», je ne savais que suivre ce Brignolles comme un chien suit son maître ou un policier son gibier, à la piste. Et encore, si je l’avais bien suivie, cette piste! C’est dans le moment qu’il ne fallait pour rien au monde la perdre qu’elle m’échappa, dans le moment où je venais de faire une découverte formidable! J’avais laissé la diligence prendre une certaine avance, précaution que j’estimais nécessaire, et j’arrivais moi-même à Castillon peut-être dix minutes après Brignolles. Castillon se trouve tout à fait au sommet de la route entre Menton et Sospel. Mon cocher me demanda la permission de laisser souffler un peu son cheval et de lui donner à boire. Je descendis de voiture et qu’est-ce que je vis à l’entrée d’un tunnel sous lequel il était nécessaire de passer pour atteindre le versant opposé de la montagne? Brignolles et Frédéric Larsan!

Je restai planté sur mes pieds comme si, soudain, j’avais pris racine au sol! Je n’eus pas un cri, pas un geste. J’étais, ma foi, foudroyé par cette révélation! Puis je repris mon esprit et, en même temps qu’un sentiment d’horreur m’envahissait pour Brignolles, un sentiment d’admiration m’envahissait pour moi-même. Ah! j’avais deviné juste! J’étais le seul à avoir deviné que ce Brignolles du diable était un danger terrible pour Robert Darzac! Si l’on m’avait écouté, il y aurait beau temps que le professeur sorbonien s’en serait séparé! Brignolles, créature de Larsan, complice de Larsan!… quelle découverte! Quand je disais que les accidents de laboratoire n’étaient pas naturels! Me croira-t-on, maintenant? Ainsi, j’avais bien vu Brignolles et Larsan se parlant, discutant à l’entrée du tunnel de Castillon! Je les avais vus… Mais où donc étaient-ils passés? Car je ne les voyais plus… Dans le tunnel, évidemment. Je hâtai le pas, laissant là mon cocher, et arrivai moi-même sous le tunnel, tâtant dans ma poche mon revolver. J’étais dans un état! Ah! Qu’est-ce qu’allait dire Rouletabille, quand je lui raconterais une chose pareille?… Moi, moi, j’avais découvert Brignolles et Larsan.

… Mais où sont-ils? Je traverse le tunnel tout noir… Pas de Larsan, pas de Brignolles. Je regarde la route qui descend vers Sospel… Personne sur la route… Mais, sur ma gauche, vers le vieux Castillon, il m’a semblé apercevoir deux ombres qui se hâtent… Elles disparaissent… Je cours… J’arrive au milieu des ruines… Je m’arrête… Qui me dit que les deux ombres ne me guettent point derrière un mur?…

Ce vieux Castillon n’était plus habité et pour cause. Il avait été entièrement ruiné, détruit, par le tremblement de terre de 1887. Il ne restait plus, çà et là, que quelques pans de murailles achevant tout doucement de s’écrouler, quelques masures décapitées et noircies par l’incendie, quelques piliers isolés qui étaient restés debout, épargnés par la catastrophe et qui se penchaient mélancoliquement vers le sol, tristes de n’avoir plus rien à soutenir. Quel silence autour de moi! Avec mille précautions, j’ai parcouru ces ruines, considérant avec effroi la profondeur des crevasses que, près de là, la secousse de 1887 avait ouvertes dans le roc. L’une particulièrement paraissait un puits sans fond et, comme j’étais penché au-dessus d’elle, me retenant au tronc noirci d’un olivier, je fus presque bousculé par un coup d’aile. J’en sentis le vent sur la figure et je reculai en poussant un cri. Un aigle venait de sortir, rapide comme une flèche, de cet abîme. Il monta droit au soleil, et puis je le vis redescendre vers moi et décrire des cercles menaçants au-dessus de ma tête, poussant des clameurs sauvages comme pour me reprocher d’être venu le troubler dans ce royaume de solitude et de mort que le feu de la terre lui avait donné.

Avais-je été victime d’une illusion? Je ne revis plus mes deux ombres… Étais-je encore le jouet de mon imagination, en ramassant sur le chemin un morceau de papier à lettre qui me parut ressembler singulièrement à celui dont M. Robert Darzac se servait à la Sorbonne?

Sur ce bout de papier je déchiffrai deux syllabes que je pensai avoir été tracées par Brignolles. Ces syllabes devaient terminer un mot dont le commencement manquait. À cause de la déchirure on ne pouvait plus lire que «bonnet».

Deux heures plus tard, je rentrais au fort d’Hercule et racontai le tout à Rouletabille qui se borna à mettre le morceau de papier dans son portefeuille et à me prier de garder le secret de mon expédition pour moi tout seul.

Étonné de produire si peu d’effet avec une découverte que je jugeais si importante, je regardai Rouletabille. Il détourna la tête, mais point assez vite pour qu’il pût me cacher ses yeux pleins de larmes.

«Rouletabille!» m’écriai-je…

Mais, encore, il me ferma la bouche:

«Silence! Sainclair!»

Je lui pris la main; il avait la fièvre. Et je pensai bien que cette agitation ne lui venait point seulement de préoccupations relatives à Larsan. Je lui reprochai de me cacher ce qui se passait entre lui et la Dame en noir, mais il ne me répondit pas, suivant sa coutume, et s’éloigna une fois de plus en poussant un profond soupir.

On m’avait attendu pour dîner. Il était tard. Le dîner fut lugubre malgré les éclats de la gaieté du vieux Bob. Nous n’essayions même plus de nous dissimuler l’atroce angoisse qui nous glaçait le cœur. On eût dit que chacun de nous était renseigné sur le coup qui nous menaçait et que le drame pesait déjà sur nos têtes. M. et Mme Darzac ne mangeaient pas. Mrs. Edith me regardait d’une singulière façon. À dix heures, j’allai prendre ma faction, avec soulagement, sous la poterne du jardinier. Pendant que j’étais dans la petite salle du conseil, la Dame en noir et Rouletabille passèrent sous la voûte. Un falot les éclairait. Mme Darzac m’apparut dans un état d’exaltation remarquable. Elle suppliait Rouletabille avec des mots que je ne saisissais pas. Je n’entendis de cette sorte d’altercation qu’un seul mot prononcé par Rouletabille: «Voleur!»… Tous deux étaient entrés dans la Cour du Téméraire… La Dame en noir tendit vers le jeune homme des bras qu’il ne vit pas, car il la quitta aussitôt et s’en fut s’enfermer dans sa chambre… Elle resta seule un instant, dans la cour, s’appuya au tronc de l’eucalyptus dans une attitude de douleur inexprimable, puis rentra à pas lents dans la Tour Carrée.

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