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Et sa tête retombe. Frédéric Larsan! Frédéric Larsan! Lui partout et nulle part! Toujours lui, nulle part! Voilà encore sa marque! Un cadavre et personne, raisonnablement, autour de ce cadavre!… Car la seule issue de ces lieux où l’on a assassiné, c’est cette poterne où nous nous tenions tous les quatre. Et nous nous sommes retournés, d’un seul mouvement, tous les quatre, aussitôt le cri de la mort, si vite, si vite, que nous aurions dû voir le geste de la mort! Et nous n’avons rien vu que de la lumière!… Nous pénétrons, mus, il me semble, par le même sentiment, dans la Tour Carrée, dont la porte est restée ouverte; nous entrons sans hésitation dans les appartements du vieux Bob, dans le salon vide; nous ouvrons la porte de la chambre. Le vieux Bob est tranquillement étendu sur son lit, avec son chapeau haut de forme sur la tête, et près de lui, veille une femme: la mère Bernier! En vérité! comme ils sont calmes! Mais la femme du malheureux a vu nos figures et elle jette un cri d’effroi dans le pressentiment immédiat de quelque catastrophe! Elle n’a rien entendu! elle ne sait rien!… Mais elle veut sortir, elle veut voir, elle veut savoir, on ne sait quoi! Nous tentons de la retenir!… C’est en vain. Elle sort de la tour, elle aperçoit le cadavre. Et c’est elle, maintenant, qui gémit atrocement, dans l’ardeur terrible de midi, sur le cadavre qui saigne! Nous arrachons la chemise de l’homme étendu là et nous découvrons une plaie au-dessous du cœur. Rouletabille se relève avec cet air que je lui ai connu quand il venait au Glandier d’examiner la plaie du cadavre incroyable.

«On dirait, fit-il, que c’est le même coup de couteau! C’est la même mesure! Mais où est le couteau?»

Et nous cherchons le couteau partout sans le trouver. L’homme qui a frappé l’aura emporté. Où est l’homme? Quel homme? Si nous ne savons rien, Bernier, lui, a su avant de mourir et il est peut-être mort de ce qu’il a su!… Frédéric Larsan! Nous répétons en tremblant les deux mots du mort.

Tout à coup, sur le seuil de la poterne, nous voyons apparaître le prince Galitch, un journal à la main. Le prince Galitch vient à nous en lisant le journal. Il a un air goguenard. Mais Mrs. Edith court à lui, lui arrache le journal des mains, lui montre le cadavre et lui dit:

«Voilà un homme que l’on vient d’assassiner. Allez chercher la police.»

Le prince Galitch regarde le cadavre, nous regarde, ne prononce pas un mot, et s’éloigne en hâte; il va chercher la police. La mère Bernier continue à pousser des gémissements. Rouletabille s’assied sur le puits. Il paraît avoir perdu toutes ses forces. Il dit à mi-voix à Mrs. Edith:

«Que la police vienne donc, madame!… C’est vous qui l’aurez voulu!»

Mais Mrs. Edith le foudroie d’un éclair de ses yeux noirs. Et je sais ce qu’elle pense. Elle pense qu’elle hait Rouletabille qui a pu un instant la faire douter du vieux Bob. Pendant qu’on assassinait Bernier, est-ce que le vieux Bob n’était pas dans sa chambre, veillé par la mère Bernier elle-même?

Rouletabille, qui vient d’examiner avec lassitude la fermeture du puits, fermeture restée intacte, s’allonge sur la margelle de ce puits, comme sur un lit où il voudrait enfin goûter quelque repos et il dit encore, plus bas:

«Et qu’est-ce que vous lui direz, à la police?

– Tout!»

Mrs. Edith a prononcé ce mot-là, les dents serrées, rageusement. Rouletabille secoue la tête désespérément, et puis il ferme les yeux. Il me paraît écrasé, vaincu. M. Robert Darzac vient toucher Rouletabille à l’épaule. M. Robert Darzac veut fouiller la Tour Carrée, la Tour du Téméraire, le Château Neuf, toutes les dépendances de cette cour dont personne n’a pu s’échapper et où, logiquement, l’assassin doit se trouver encore. Le reporter, tristement, l’en dissuade. Est-ce que nous cherchons quelque chose, Rouletabille et moi? Est-ce que nous avons cherché au Glandier, après le phénomène de la dissociation de la matière, l’homme qui avait disparu de la galerie inexplicable? Non! non! je sais maintenant qu’il ne faut plus chercher Larsan avec ses yeux! Un homme vient d’être tué derrière nous. Nous l’entendons crier sous le coup qui le frappe. Nous nous retournons et nous ne voyons rien que de la lumière! Pour voir, il faut fermer les yeux, comme Rouletabille fait en ce moment. Mais justement ne voilà-t-il pas qu’il les rouvre? Une énergie nouvelle le redresse. Il est debout. Il lève vers le ciel son poing fermé.

«Ça n’est pas possible, s’écria-t-il, ou il n’y a plus de bon bout de la raison!»

Et il se jette par terre, et le revoilà à quatre pattes, le nez sur le sol, flairant chaque caillou, tournant autour du cadavre et de la mère Bernier qu’on a tenté en vain d’éloigner du corps de son mari, tournant autour du puits, autour de chacun de nous. Ah! c’est le cas de le dire: le revoilà tel qu’un porc cherchant sa nourriture dans la fange, et nous sommes restés à le regarder curieusement, bêtement, sinistrement. À un moment, il s’est relevé, a pris un peu de poussière et l’a jetée en l’air avec un cri de triomphe comme s’il allait faire naître de cette cendre l’image introuvable de Larsan. Quelle victoire nouvelle le jeune homme vient-il de remporter sur le mystère?… Qui lui fait, à l’instant, le regard si assuré? Qui lui a rendu le son de sa voix? Oui, le voilà revenu à l’ordinaire diapason quand il dit à M. Robert Darzac:

«Rassurez-vous, monsieur, rien n’est changé!»

Et, tourné vers Mrs. Edith:

«Nous n’avons plus, madame, qu’à attendre la police. J’espère qu’elle ne tardera pas!»

La malheureuse tressaille. Cet enfant, de nouveau, lui fait peur.

«Ah! oui, qu’elle vienne! Et qu’elle se charge de tout! Qu’elle pense pour nous! Tant pis! tant pis! Quoi qu’il arrive!» fait Mrs. Edith en me prenant le bras.

Et soudain, sous la poterne, nous voyons arriver le père Jacques, suivi de trois gendarmes. C’est le brigadier de La Mortola et deux de ses hommes qui, avertis par le prince Galitch, accourent sur le lieu du crime.

«Les gendarmes! les gendarmes! ils disent qu’il y a eu un crime! s’exclame le père Jacques qui ne sait rien encore.

– Du calme, père Jacques!» lui crie Rouletabille, et, quand le portier, essoufflé, se trouve auprès du reporter, celui-ci lui dit à voix basse:

«Rien n’est changé, père Jacques.»

Mais le père Jacques a vu le cadavre de Bernier.

«Rien qu’un cadavre de plus, soupire-t-il; c’est Larsan!

– C’est la fatalité», réplique Rouletabille. Larsan, la fatalité, c’est tout un. Mais que signifie ce rien n’est changé de Rouletabille, sinon que, autour de nous, malgré le cadavre incidentel de Bernier, tout continue de ce que nous redoutons, de ce dont nous frissonnons, Mrs. Edith et moi, et que nous ne savons pas?

Les gendarmes sont affairés et baragouinent autour du corps un jargon incompréhensible. Le brigadier nous annonce qu’on a téléphoné à deux pas de là à l’auberge Garibaldi où déjeune justement le delegato ou commissaire spécial de la gare de Vintimille. Celui-ci va pouvoir commencer l’enquête que continuera le juge d’instruction également averti.

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