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"Les tyrans, poursuivit-il d'une voix aigre et criarde, les tyrans ne peuvent supposer la liberté nulle part. C'est une chose humiliante pour l'humanité. Voyez cette expression répétée à chaque page. Quelle affectation!»

Et il jeta devant moi la gazette.

"Voyez, continua-t-il en me montrant du doigt le mot indiqué, voyez: Robespierre's Army. Robespierre's troops! Comme si j'avais des armées! comme si j'étais roi, moi! comme si la France était Robespierre! comme si tout venait de moi et retournait à moi! Les troupes de Robespierre! Quelle injustice! Quelle calomnie! Hein?»

Puis, reprenant sa tasse de camomille et relevant ses lunettes vertes pour m'observer en dessous:

"J'espère qu'ici on ne se sert jamais de ces incroyables expressions? Vous ne les avez jamais entendues, n'est-ce pas? – Cela se dit-il dans la rue? – Non! c'est Pitt lui-même qui dicte cette opinion injurieuse pour moi! – Qui me fait donner le nom de dictateur en France? les contre-révolutionnaires, les anciens Dantonistes et les Hébertistes qui restent encore à la Convention; les fripons comme L'Hermina, que je dénoncerai à la tribune; des valets de Georges d'Angleterre, des conspirateurs qui veulent me faire haïr par le peuple, parce qu'ils savent la pureté de mon civisme et que je dénonce leurs vices tous les jours; des Verrès, des Catilina, qui n'ont cessé d'attaquer le gouvernement républicain, comme Desmoulins, Ronsin et Chaumette. – Ces animaux immondes qu'on nomme des rois sont bien insolents de vouloir me mettre une couronne sur la tête! Est-ce pour qu'elle tombe comme la leur un jour? Il est dur qu'ils soient obéis ici par de faux républicains, par des voleurs qui me font des crimes de mes vertus. – Il y a six semaines que je suis malade, vous le savez bien, et que je ne parais plus au Comité de salut public. Où donc est ma dictature? N'importe! La coalition qui me poursuit la voit partout; je suis un surveillant trop incommode et trop intègre. Cette coalition a commencé dès le moment de la naissance du gouvernement. Elle réunit tous les fripons et les scélérats. Elle a osé faire publier dans les rues que j'étais arrêté. Tué! oui; mais arrêté? je ne le serai pas. – Cette coalition a dit toutes les absurdités; que Saint-Just voulait sauver l'aristocratie, parce qu'il est né noble. – Eh! qu'importe comment il est né, s'il vit et meurt avec les bons principes? N'est-ce pas lui qui a proposé et fait passer à la Convention le décret du bannissement des ex-nobles, en les déclarant ennemis irréconciliables de la Révolution? Cette coalition a voulu ridiculiser la fête de l'Etre suprême et l'histoire de Catherine Théos; cette coalition contre moi seul m'accuse de toutes les morts, ressuscite tous les stratagèmes des Brissotins: ce que j'ai dit le jour de la fête valait cependant mieux que les doctrines de Chaumette et de Fouché, n'est-ce pas?»

Je fis un signe de tête; il continua.

"Je veux, moi, qu'on ôte des tombeaux leur maxime impie que la mort est un sommeil, pour y graver: La mort est le commencement de l'immortalité."

Je vis dans ces phrases le prélude d'un discours prochain. Il en essayait les accords sur moi dans la conversation, à la façon de bien des discoureurs de ma connaissance.

Il sourit avec satisfaction et but sa tasse. Il la replaça sur son bureau avec un air d'orateur à la tribune; et comme je n'avais pas répondu à son idée, il y revint par un autre chemin, parce qu'il lui fallait absolument réponse et flatterie.

"Je sais que vous êtes de mon avis, citoyen, quoique vous ayez bien des choses des hommes d'autrefois. Mais vous êtes pur, c'est beaucoup. Je suis bien sûr du moins que vous n'aimeriez pas plus que moi le Despotisme militaire; et si l'on ne m'écoute pas, vous le verrez arriver: il prendra les rênes de la Révolution si je les laisse flotter, et renversera la représentation avilie.

– Ceci me paraît très juste, citoyen", répondis-je. En effet, ce n'était pas si mal, et c'était prophétique.

Il fit encore son sourire de chat.

"Vous aimeriez encore mieux mon Despotisme à moi, j'en suis sûr, hein?»

Je dis en grimaçant aussi:»Eh!… mais!…" avec tout le vague qu'on peut mettre dans ces mots flottants.

"Ce serait, continua-t-il, celui d'un citoyen, d'un homme votre égal, qui y serait arrivé par la route de la vertu, et qui n'a jamais eu qu'une crainte, celle d'être souillé par le voisinage impur des hommes pervers qui s'introduisent parmi les sincères amis de l'humanité."

Il caressait de la langue et des lèvres cette jolie petite longue phrase comme un miel délicieux.

"Vous avez, dis-je, beaucoup moins de voisins à présent, n'est-ce pas? On ne vous coudoie guère."

Il se pinça les lèvres et plaça ses lunettes vertes droit sur les yeux pour cacher le regard.

"Parce que je vis dans la retraite, dit-il, depuis quelque temps. Mais je n'en suis pas moins calomnié."

Tout en parlant, il prit un crayon et griffonna quelque chose sur un papier. J'ai appris cinq jours après que ce papier était une liste de guillotine, et ce quelque chose… mon nom.

Il sourit et se pencha en arrière.

"Hélas! oui, calomnié, poursuivit-il; car, à parler sans plaisanterie, je n'aime que l'égalité, comme vous le savez, et vous devez le voir plus que jamais à l'indignation que m'inspirent ces papiers émanés des arsenaux de la tyrannie."

Il froissa et foula avec un air tragique ces grands journaux anglais; mais je remarquai bien qu'il se gardait de les déchirer.

"Ah! Maximilien, me dis-je, tu les reliras seul plus d'une fois, et tu baiseras ardemment ces mots superbes et magiques pour toi: Les troupes de Robespierre!»

Après sa petite comédie et la mienne, il se leva et marcha dans sa chambre en agitant convulsivement ses doigts, ses épaules et son cou.

Je me levai et marchai à côté de lui.

"Je voudrais vous donner ceci à lire avant de vous parler de ma santé, dit-il, et en causer avec vous. Vous connaissez mon amitié pour l'auteur. C'est un projet de Saint-Just. Vous verrez. Je l'attends ce matin; nous en causerons. Il doit être arrivé à Paris à présent, ajouta-t-il en tirant sa montre; je vais le savoir. Asseyez-vous, et lisez ceci. Je reviendrai."

Il me donna un gros cahier, chargé d'une écriture hardie et hâtée, et sortit brusquement, comme s'il se fût enfui. Je tenais le cahier, mais je regardais la porte par laquelle il était sorti, et je réfléchissais à lui. Je le connaissais de longue date. Aujourd'hui je le voyais étrangement inquiet. Il allait entreprendre quelque chose ou craignait quelque entreprise. J'entrevis, dans la chambre où il passait, des figures d'agents secrets que j'avais vues plusieurs fois à ma suite, et je remarquai un bruit de pas, comme de gens qui montaient et descendaient sans cesse depuis mon arrivée. Les voix étaient très basses. J'essayai d'entendre, mais vainement, et je renonçai à écouter. J'avoue que j'étais plus près de la crainte que de la confiance. Je voulus sortir de la chambre par où j'étais entré; mais soit méprise, soit précaution, on avait fermé la porte sur moi: j'étais enfermé.

Quand une chose est décidée, je n'y pense plus. Je m'assis, et je parcourus ce brouillon avec lequel Robespierre m'avait laissé en tête à tête.

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