Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

"C'est quelque jeu innocent", dis-je en faisant lentement le tour de la grande table longue et carrée.

Madame de Saint-Aignan s'arrêta, s'appuya sur la table et quitta mon bras pour presser sa ceinture de l'autre main, son geste accoutumé.

"Eh! mon Dieu, n'approchons pas! c'est encore leur horrible jeu, me dit-elle; je les avais tant priés de ne plus recommencer! mais les conçoit-on? C'est d'une dureté inouïe! – Allez voir cela, je reste ici."

Je la laissai s'asseoir sur le banc, et j'allai voir.

Cela ne me déplut pas tant qu'à elle, moi. J'admirai au contraire ce jeu de prison, comparable aux exercices des gladiateurs. Oui, monsieur, sans prendre les choses aussi pesamment et gravement que l'antiquité, la France a tout autant de philosophie quelquefois. Nous sommes latinistes de père en fils pendant notre première jeunesse, et nous ne cessons de faire de stations et d'adorer devant les mêmes images où ont prié nos pères. Nous avons tous, à l'école, crié miracle sur cette étude de mourir avec grâce que faisaient les esclaves du peuple romain. Eh bien, monsieur, j'en vis faire là tout autant, sans prétention, sans apparat, en riant, en plaisantant, en disant mille mots moqueurs aux esclaves du peuple souverain.

"A vous, madame de Périgord, dit un jeune homme en habit de soie bleue rayée de blanc, voyons comment vous monterez.

– Et ce que vous montrerez, dit un autre.

– A l'amende! cria-t-on, voilà qui est trop libre et de mauvais ton.

– Mauvais ton tant qu'il vous plaira, dit l'accusé; mais le jeu n'est pas fait pour autre chose que pour voir laquelle de ces dames montera le plus décemment.

– Quel enfantillage! dit une femme fort agréable, d'environ trente ans; moi, je ne monterai pas si la chaise n'est pas mieux placée.

– Oh! oh! c'est une honte, madame de Périgord, dit une femme; la liste de nos noms porte Sabine Vériville devant le vôtre: montez en Sabine, voyons!

– Je n'en ai pas le costume, fort heureusement. Mais où mettre le pied?» dit la jeune femme embarrassée.

On rit. Chacun s'avança, chacun se baissa, chacun gesticula, montra, décrivit:

"Il y a une planche ici. – Non, là. – Haute de trois pieds. – De deux seulement. – Pas plus haute que la chaise. – Moins haute. – Vous vous trompez. – Qui vivra verra. – Au contraire, qui mourra verra."

Nouveau rire.

"Vous gâtez le jeu, dit un homme grave, sérieusement dérangé, et lorgnant les pieds de la jeune femme.

– Voyons. Faisons bien les conditions, reprit madame de Périgord au milieu du cercle. Il s'agit de monter sur la machine.

– Sur le théâtre, interrompit une femme.

– Enfin sur ce que vous voudrez, continua-t-elle, sans laisser sa robe s'élever à plus de deux pouces au-dessus de la cheville du pied. – M'y voilà."

En effet, elle avait volé sur la chaise, où elle resta debout.

On applaudit.

"Et puis après? dit-elle gaiement.

– Après? Cela ne vous regarde plus, dit l'un.

– Après? La bascule, dit un gros guichetier en riant.

– Après? N'allez pas haranguer le peuple, dit une chanoinesse de quatre-vingts ans; il n'y a rien qui soit de plus mauvais goût.

– Et plus inutile", dis-je.

M. de Loiserolles lui offrit la main pour descendre de la chaise; le marquis d'Usson, M. de Micault, conseiller au parlement de Dijon, les deux jeunes Trudaine, le bon M. de Vergennes, qui avait soixante-seize ans, s'avancèrent aussi pour l'aider. Elle ne donna la main à personne et sauta comme pour descendre de voiture, aussi décemment, aussi gracieusement, aussi simplement.

"Ah! ah! nous allons voir à présent!» s'écria-t-on de tous côtés.

Une jeune, très jeune personne s'avançait avec l'élégance d'une fille d'Athènes pour aller au milieu du cercle; elle dansa en marchant, à la manière des enfants, puis s'en aperçut, s'efforça d'aller tranquillement et marcha en dansant, en se soulevant sur les pieds, comme un oiseau qui sent ses ailes. Ses cheveux noirs en bandeaux, rejetés en arrière en couronne, tressés avec une chaîne d'or, lui donnaient l'air de la plus jeune des Muses: c'était une mode grecque, qui commençait à remplacer la poudre. Sa taille aurait pu, je crois, avoir pour ceinture le bracelet de bien des femmes. Sa tête, petite, penchée en avant avec grâce, comme celle des gazelles et des cygnes; sa poitrine faible et ses épaules un peu courbées, à la manière des jeunes personnes qui grandissent, ses bras minces et longs, tout lui donnait l'aspect élégant et intéressant à la fois. Son profil régulier, sa bouche sérieuse, ses yeux tout noirs, ses sourcils sévères et arqués comme ceux des Circassiennes, avaient quelque chose de déterminé et d'original qui étonnait et charmait la vue. C'était mademoiselle de Coigny; c'était elle que j'avais vue priant Dieu dans le préau.

Elle avait l'air de penser avec plaisir à tout ce qu'elle faisait, et non à ceux qui la regardaient faire. Elle s'avança avec les étincelles de la joie dans les yeux. J'aime cela à cet âge de seize ou dix-sept ans; c'est la meilleure innocence possible. Cette joie, pour ainsi dire innée, électrisait les visages fatigués des prisonniers. C'était bien la jeune captive qui ne veut pas mourir encore.

Son air disait:

Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux,

et:

L'illusion féconde habite dans mon sein.

Elle allait monter:

"Oh! pas vous! pas vous! dit un jeune homme en habit gris, que je n'avais pas remarqué et qui sortit de la foule. Ne montez pas, vous! je vous en supplie."

Elle s'arrêta, fit un petit mouvement des épaules, comme un enfant qui boude, et mit ses doigts sur sa bouche avec embarras. Elle regrettait sa chaise et la regardait de côté.

En ce moment-là, quelqu'un dit:»Mais madame de Saint-Aignan est là." Aussitôt, avec une vive présence d'esprit et une délicatesse de très bonne grâce, on enleva la chaise, on rompit le cercle, et l'on forma une petite contredanse, pour lui cacher cette singulière répétition du drame de la place de la Révolution.

Les femmes allèrent la saluer et l'entourèrent de manière à lui voiler ce jeu, qu'elle haïssait et qui pouvait la frapper dangereusement. C'étaient les égards, les attentions que la jeune duchesse eût reçus à Versailles. Le bon langage ne s'oublie pas. En fermant les yeux, rien n'était changé: c'était un salon.

Je remarquai, à travers ces groupes, la figure pâle, un peu usée, triste et passionnée de ce jeune homme qui errait silencieusement à travers tout le monde, la tête basse et les bras croisés. Il avait quitté sur-le-champ mademoiselle de Coigny et marchait à grands pas, rôdant autour des piliers et lançant sur les murailles et les barreaux de fer les regards d'un lion enfermé. Il y avait dans son costume, dans cet habit gris taillé en uniforme, dans ce col noir et ce gilet croisé, un air d'officier. Costume et visage, cheveux noirs et plats, yeux noirs, tout était très ressemblant. C'était le portrait que j'avais sur moi, c'était André de Chénier. Je ne l'avais pas encore vu.

Madame de Saint-Aignan nous rapprocha l'un de l'autre. Elle l'appela, il vint s'asseoir près d'elle, il lui prit la main avec vitesse, la baisa sans rien dire et se mit à regarder partout avec agitation. De ce moment aussi, elle ne nous répondit plus, et suivit ses yeux avec inquiétude.

Nous formions un petit groupe dans l'ombre, au milieu de la foule qui parlait, marchait et bruissait doucement. On s'éloigna de nous peu à peu, et je remarquai que mademoiselle de Coigny nous évitait. Nous étions assis tous trois sur le banc de bois de chêne, tournant le dos à la table et nous y appuyant. Madame de Saint-Aignan, entre nous deux, se reculait comme pour nous laisser causer, parce qu'elle ne voulait pas parler la première. André de Chénier, qui ne voulait pas non plus lui parler de choses indifférentes, s'avança vers moi, par-devant elle. Je vis que je lui rendrais service en prenant la parole.

27
{"b":"125162","o":1}