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On leur a construit un projet édifiant d'adoucissement successif dans leur pouvoir, de confiance dans le règne de la vertu, de conviction dans la moralité de leurs crimes. – Système d'honnêtes enfants qui n'ont que du blanc et du noir devant les yeux, ne rêvent qu'anges ou démons et ne savent pas quel incroyable nombre de masques hypocrites de toute forme, de toute couleur, de toute taille, peut cacher les traits des hommes qui ont passé l'âge des passions dévouées et se sont livrés sans réserve aux passions égoïstes.

Il s'en trouve qui, plus forts, font à ces gens l'honneur de leur supposer une doctrine religieuse. Ils disent:

S'ils étaient Athées et Matérialistes, peu leur importait: un meurtre impuni ne faisait qu'écraser, selon leur foi, une chose agissante.

S'ils étaient Panthéistes, peu leur importait-il, puisqu'ils ne faisaient qu'une transformation selon leur foi.

Reste donc le cas fort douteux où ils eussent été Chrétiens sincères, et alors la damnation était réservée pour eux-mêmes, et le salut et l'indulgence pour la victime. A ce compte, il y aurait encore dévouement et service rendu à ses ennemis.

O Paradoxes! que j'aime à vous voir sauter dans le cerceau!

– Et vous, que dites-vous? interrompit Stello, passionnément attentif.

– Et moi, je vais chercher à suivre pas à pas les chemins de l'opinion publique relativement à eux.

La mort est pour les hommes le plus attachant spectacle parce qu'elle est le plus effrayant des mystères. Or, comme il est vrai qu'un sanglant dénouement suffit à illustrer quelque médiocre drame, à faire excuser ses défauts et vanter ses moindres beautés, de même l'histoire d'un homme public est illustrée aux yeux du vulgaire par les coups qu'il a portés et le grand nombre de morts qu'il a données, au point d'imprimer pour toujours je ne sais quel lâche respect de son nom. Dès lors, ce qu'il a osé faire d'atroce est attribué à quelque faculté surnaturelle qu'il posséda. Ayant fait peur à tant de gens, cela suppose une sorte de courage pour ceux qui ne savent pas combien de fois ce fut une lâcheté. Son nom étant une fois devenu synonyme d'Ogre, on lui sait gré de tout ce qui sort un peu des habitudes du bourreau. Si l'on trouve dans son histoire qu'il a souri à un petit enfant et qu'il a mis des bas de soie, cela devient trait de bonté et d'urbanité. En général, le Paradoxe nous plaît fort. Il heurte l'idée reçue, et rien n'appelle mieux l'attention sur le parleur ou l'écrivain. – De là les apologies paradoxales des grands tueurs de gens. – La Peur, éternelle reine des masses, ayant grossi, vous dis-je, ces personnages à tous les yeux, met tellement en lumière leurs moindres actes qu'il serait malheureux de n'y pas voir reluire quelque chose de passable. Dans l'un ce fut tel plaidoyer hypocrite; en l'autre, telle ébauche de système, tous deux donnant un faux air d'orateur et de législateur; informes ouvrages où le style, empreint de la sécheresse et de la brusquerie du combat qui les enfantait, singe la concision et la fermeté du génie. Mais ces hommes gorgés de pouvoir et soûlés de sang, dans leur inconcevable orgie politique, étaient médiocres et étroits dans leurs conceptions, médiocres et faux dans leurs oeuvres, médiocres et bas dans leurs actions. – Ils n'eurent quelques moments d'éclat que par une sorte d'énergie fiévreuse, une rage de nerfs qui leur venait de leurs craintes d'équilibristes sur la corde, et surtout du sentiment qui avait comme remplacé leur âme, je veux dire l'émotion continue de l'assassinat.

Cette émotion, monsieur, poursuivit le Docteur en se croisant les jambes et prenant une prise de tabac plus à son aise, l'émotion de l'assassinat tient de la colère, de la peur et du spleen tout à la fois. Lorsqu'un suicide s'est manqué, si vous ne lui liez les mains, il redouble (tout médecin le sait). Il en est de même de l'assassin, il croit se défaire d'un vengeur de son premier meurtre par un second, d'un vengeur du second dans le troisième, et ainsi de suite pour sa vie entière s'il garde le Pouvoir (cette chose divine et sainte à jamais à ses yeux myopes!). Il opère alors sur une nation comme sur un corps qu'il croit gangrené: il coupe, il taille, il charpente. Il poursuit la tache noire, et cette tache, c'est son ombre, c'est le mépris et la haine qu'on a de lui: il la trouve partout. Dans son chagrin mélancolique et dans sa rage, il s'épuise à remplir une sorte de tonneau de sang percé par le fond, et c'est aussi là son enfer.

Voilà la maladie qu'avaient ces pauvres gens dont nous parlons, assez aimables du reste.

Je les ai, je crois, bien connus, comme vous allez voir par les choses que je vous conterai, et je ne haïssais pas leur conversation; elle était originale, il y avait du bon et du curieux surtout. Il faut qu'un homme voie un peu de tout pour bien savoir la vie vers la fin de la sienne – science bien utile au moment de s'en aller.

Toujours est-il que je les ai vus souvent et bien examiné; qu'ils n'avaient pas le pied fourchu, qu'ils n'avaient point de tête de tigre, de hyène et de loup, comme l'ont assuré d'illustres écrivains; ils se coiffaient, se rasaient, s'habillaient et déjeunaient. Il y en avait dont les femmes disaient: Qu'il est bien! Il y en avait plus encore dont on n'eût rien dit s'ils n'eussent rien été; et les plus laids ont ici d'honnêtes grammairiens et de polis diplomates qui les surpassent en airs féroces, et dont on dit: Laideur spirituelle! – Idées! idées en l'air! phrases de livres que toutes ces ressemblances animales! Les hommes sont partout et toujours de simples et faibles créatures plus ou moins ballottées et contrefaites par leur destinée. Seulement les plus forts ou les meilleurs se redressent contre elle et la façonnent à leur gré au lieu de se laisser pétrir par sa main capricieuse.

Les Terroristes se laissèrent platement entraîner à l'instinct absurde de la cruauté et aux nécessités dégoûtantes de leur position. Cela leur advint à cause de leur médiocrité, comme j'ai dit.

Remarquez bien que, dans l'histoire du monde, tout homme régnant qui a manqué de grandeur personnelle a été forcé d'y suppléer en plaçant à sa droite le bourreau comme ange gardien. Les pauvres Triumvirs dont nous parlons avaient profondément au coeur la conscience de leur dégradation morale. Chacun d'eux avait glissé dans une route meilleure, et chacun d'eux était quelque chose de manqué: l'un, avocat mauvais et plat; l'autre, médecin ignorant; l'autre, demi-philosophe; un autre, cul-de-jatte, envieux de tout homme debout et entier.

Intelligences confuses et mérites avortés de corps et d'âme, chacun d'eux savait donc quel était le mépris public pour lui, et ces rois honteux, craignant les regards, faisaient luire la hache pour les éblouir et les abaisser à terre.

Jusqu'au jour où ils avaient établi leur autorité triumvirale et décemvirale, leur ouvrage n'avait été qu'une critique continuelle, calomniatrice, hypocrite et toujours féroce des pouvoirs ou des influences précédentes. Dénonciateurs, accusateurs, destructeurs infatigables, ils avaient renversé la Montagne sur la Plaine, les Danton sur les Hébert, les Desmoulins sur les Vergniaud, en présentant toujours à la Multitude régnante la Méduse des conspirations, dont toute Multitude est épouvantée, la croyant cachée dans son sang et dans ses veines. Ainsi, selon leur dire, ils avaient tiré du corps social une sueur abondante, une sueur de sang; mais lorsqu'il fallut le mettre debout et le faire marcher, ils succombèrent à l'essai. Impuissants organisateurs, étourdis, pétrifiés par la solitude où ils se trouvèrent tout à coup, ils ne surent que recommencer à se combattre dans leur petit troupeau souverain. Tout haletants du combat, ils s'essayaient à griffonner quelque bout de système dont ils n'entrevoyaient même pas l'application probable: puis ils retournaient à la tâche plus facile de la monstrueuse saignée. Les trois mois de leur puissance souveraine furent pour eux comme le rêve d'une nuit de malade. Ils n'eurent pas la force d'y prendre le temps de penser. Et d'ailleurs, la Pensée, la Pensée calme, saine, forte et pénétrante comme je la conçois, est une chose dont ils n'étaient plus dignes.

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