Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

Kitty Bell dit à Chatterton, du fond de son comptoir et d'une voix toute timide, qu'elle n'espérait plus le voir. Il ne répondit pas, soit qu'il n'eût pas entendu, soit qu'il ne voulût pas entendre.

Quelques personnes, femmes et hommes, étaient entrées dans la boutique, mangeaient et causaient indifféremment. Elles se rapprochèrent ensuite et firent cercle, lorsque M. Beckford prit la parole avec l'accent rude des gros hommes rouges et le ton fulminant d'un protecteur. Les voix se turent par degrés et, comme vous dites entre Poètes; les éléments semblèrent attentifs, et même le feu jeta partout des lueurs éclatantes qui sortaient des lampes allumées par Kitty Bell, heureuse jusqu'aux larmes de voir pour la première fois un homme puissant tendre la main à Chatterton. On n'entendait plus que le bruit que faisaient les dents de quelques petites Anglaises fourrées, qui sortaient timidement leurs mains de leurs manchons pour prendre sur le comptoir des macarons, des cracknels et des plumbuns qu'elles croquaient.

M. Beckford dit donc à peu près ceci:

"Je ne suis pas Lord-Maire pour rien, mon enfant; je sais bien ce que c'est que les pauvres jeunes gens, mon garçon. Vous êtes venu m'apporter vos vers hier, et je vous les rapporte aujourd'hui, mon fils: les voilà. J'espère que je suis prompt, hein? Et je viens moi-même voir comment vous êtes logé et vous faire une petite proposition qui ne vous déplaira pas. Commencez par me reprendre tout cela."

Ici l'honorable M. Beckford prit des mains d'un laquais plusieurs manuscrits de Chatterton, et les lui remit en s'asseyant lourdement et s'étalant avec ampleur. Chatterton prit ses parchemins et ses papiers avec gravité et les mit sous son bras, regardant le gros Lord-Maire avec ses yeux de feu.

"Il n'y a personne, continua le généreux M. Beckford, à qui il ne soit arrivé, comme à vous, de vérailler dans sa jeunesse. Eh! eh! – cela plaît aux jolies femmes. – Eh! eh! c'est de votre âge, mon beau garçon. – Les young Ladies aiment cela. – N'est-il pas vrai, la belle?…"

Et il allongea le bras pour toucher le menton de Kitty Bell par-dessus le comptoir. Kitty se rejeta jusqu'au fond de son fauteuil et regarda Chatterton avec épouvante, comme si elle se fût attendue à une explosion de colère de sa part; car vous savez ce que l'on a écrit du caractère de ce jeune homme:

He was violent and impetuous to a strange degree.

"J'ai fait comme vous dans mon printemps, dit fièrement le gros M. Beckford, et jamais Lyttleton, Swift et Wilkes n'ont écrit pour les belles dames des vers plus galants et plus badins que les miens. Mais j'avais la raison assez avancée, même à votre âge, pour ne donner aux Muses que le temps perdu; et mon été n'était pas encore venu que j'étais déjà tout aux affaires: mon automne les a vues mûrir dans mes mains et mon hiver en recueille aujourd'hui les fruits savoureux."

Ici l'élégant M. Beckford ne put s'empêcher de regarder autour de lui, pour lire dans les yeux des personnes qui l'entouraient la satisfaction excitée par la facilité de son élocution et la fraîcheur de ses images.

Les affaires mûrissant dans l'automne de sa vie parurent faire, sur deux ministres, un Quaker noir et un Lord rouge, qui se trouvaient là, une impression aussi profonde que celle que produisent à notre tribune de l'an 1832 les discours des bons petits vieux généraux del signor Buonaparte, lorsqu'ils nous demandent, en phrases de collège et d'humanités, nos enfants et nos petits-enfants pour en faire de grands corps d'armée, et pour nous montrer comment, parce qu'on s'est occupé durant dix-sept ans du débit des vins et de la tenue des livres, on saurait bien encore perdre sa petite bataille comme on faisait en l'absence du grand maître.

L'honnête M. Beckford, ayant ainsi séduit les assistants par sa bonhomie mêlée de dignité et de bonne façon, poursuivit sur un ton plus grave:

"J'ai parlé de vous, mon ami, et je veux vous tirer d'où vous êtes. On ne s'est jamais adressé en vain au Lord-Maire depuis un an; je sais que vous n'avez rien pu faire au monde que vos maudits vers, qui sont d'un anglais inintelligible, et qui, en supposant qu'on les comprît, ne sont pas très beaux. Je suis franc, moi, et je vous parle en père, voyez-vous; – et quand même ils seraient très beaux, – à quoi bon? je vous le demande, à quoi bon?»

Chatterton ne bougeait non plus qu'une statue. Le silence des sept ou huit assistants était profond et discret: mais il y avait dans leurs regards une approbation marquée de la conclusion du Lord-Maire, et ils se disaient du sourire: A quoi bon?

Le bienfaisant visiteur continua:

"Un bon Anglais qui veut être utile à son pays doit prendre une carrière qui le mette dans une ligne honnête et profitable. Voyons, enfant, répondez-moi. – Quelle idée vous faites-vous de nos devoirs?»

Et il se renversa de façon doctorale.

J'entendis la voix creuse et douce de Chatterton qui fit cette singulière réponse en saccadant ses paroles et s'arrêtant à chaque phrase:

"L'Angleterre est un vaisseau: notre île en a la forme; la proue tournée au nord, elle est comme à l'ancre au milieu des mers, surveillant le continent. Sans cesse elle tire de ses flancs d'autres vaisseaux faits à son image et qui vont la représenter sur toutes les côtes du monde. Mais c'est à bord du grand Navire qu'est notre ouvrage à tous. Le Roi, les Lords et les Communes sont au pavillon, au gouvernail et à la boussole; nous autres, nous devons tous avoir la main aux cordages, monter aux mâts, tendre les voiles et charger les canons; nous sommes tous de l'équipage, et nul n'est inutile dans la manoeuvre de notre glorieux Navire."

Cela fit sensation. On s'approcha sans trop comprendre et sans savoir si l'on devait se moquer ou applaudir, situation accoutumée du vulgaire.

"Well, very well! cria le gros Beckford, c'est bien, mon enfant! c'est noblement représenter notre bienheureuse patrie! Rule Britannia! chanta-t-il en fredonnant l'air national. Mais, mon garçon, je vous prends par vos paroles. Que diable peut faire le Poète dans la manoeuvre?»

Chatterton resta dans sa première immobilité: c'était celle d'un homme absorbé par un travail intérieur qui ne cesse jamais et qui lui fait voir des ombres sur ses pas. Il leva seulement les yeux au plafond, et dit:

"Le Poète cherche aux étoiles quelle route nous montre le doigt du Seigneur."

Je me levai et courus malgré moi lui serrer la main. Je me sentais du penchant pour cette jeune tête montée, exaltée, et en extase comme est toujours la vôtre.

Le Beckford eut de l'humeur.

"Imagination! dit-il…"

– Imaginations! Célestes vérités! pouviez-vous répondre, dit Stello.

– Je sais mon Polyeucte comme vous, reprit le Docteur, mais je n'y songeais guère en ce moment.

"Imagination! dit M. Beckford, toujours l'imagination au lieu du bon sens et du jugement! Pour être Poète à la façon lyrique et somnambule dont vous l'êtes, il faudrait vivre sous le ciel de Grèce, marcher avec des sandales, une chlamyde et les jambes nues, et faire danser les pierres avec le psaltérion. Mais avec des bottes crottées, un chapeau à trois cornes, un habit et une veste, il ne faut guère espérer se faire suivre dans les rues par le moindre caillou, et exercer le plus petit pontificat ou la plus légère direction morale sur ses concitoyens.

La Poésie est à nos yeux une étude de style assez intéressante à observer, et faite quelquefois par des gens d'esprit; mais qui la prend au sérieux? quelque sot! Outre cela, j'ai retenu ceci de Ben Jonson, et je vous le donne comme certain, savoir: que la plus belle Muse du monde ne peut suffire à nourrir son homme, et qu'il faut avoir ces demoiselles-là pour maîtresses, mais jamais pour femmes. Vous avez essayé de tout ce que vous pouvait donner la vôtre; quittez-la, mon garçon; croyez-moi, mon petit ami. D'un autre côté, nous vous avons essayé dans des emplois de finance et d'administration, où vous ne valez rien. Lisez ceci; acceptez l'offre que je vous fais, et vous vous en trouverez bien, avec de bons compagnons autour de vous. Lisez ceci, et réfléchissez mûrement; cela en vaut la peine."

14
{"b":"125162","o":1}