tu as fait de moi un homme!» Jamais peut-être Pharaon n’avait prononcé un si long discours. Habituellement un mot, un geste, un clignement d’œil lui suffisaient pour manifester sa volonté, aussitôt devinée par mille regards attentifs, inquiets. L’exécution suivait sa pensée comme l’éclair suit la foudre. Pour Tahoser, il semblait avoir renoncé à sa majesté granitique; il parlait, il s’expliquait comme un mortel.
Tahoser était en proie à un trouble singulier. Quoiqu’elle fût sensible à l’honneur d’avoir inspiré de l’amour au préféré de Phré, au favori d’Ammon-Ra, au conculcateur des peuples, à l’être effrayant, solennel et superbe, vers qui elle osait à peine lever les yeux, elle n’éprouvait pour lui aucune sympathie, et l’idée de lui appartenir lui inspirait une épouvante répulsive. A ce Pharaon qui avait enlevé son corps, elle ne pouvait donner son âme restée avec Poëri et Ra’hel, et, comme le roi paraissait attendre une réponse, elle dit:
«Comment se fait-il, à roi, que, parmi toutes les filles d’Égypte, ton regard soit tombé sur moi, que tant d’autres surpassent en beauté, en talents et en dons de toutes sortes?
Comment au milieu des touffes de lotus blancs, bleus et roses, à la corolle ouverte, au parfum suave, as-tu choisi l’humble brin d’herbe que rien ne distingue?
– Je l’ignore; mais sache que toi seule existes au monde pour moi, et que je ferai les filles de roi tes servantes.
– Et si je ne t’aimais pas? dit timidement Tahoser.
– Que m’importe? si je t’aime, répondit Pharaon; est-ce que les plus belles femmes de l’univers ne se sont pas couchées en travers de mon seuil, pleurant et gémissant, s’égratignant les joues, se meurtrissant le sein, s’arrachant les cheveux, et ne sont pas mortes implorant un regard d’amour qui n’est pas descendu? La passion d’une autre n’a jamais fait palpiter ce cœur d’airain dans cette poitrine marmoréenne; résiste-moi, hais-moi, tu n’en seras que plus charmante; pour la première fois, ma volonté rencontrera un obstacle, et je saurai le vaincre.
– Et si j’en aimais un autre?» continua Tahoser enhardie.
A cette supposition, les sourcils de Pharaon se contractèrent; il mordit violemment sa lèvre inférieure, où ses dents laissèrent des marques blanches, et il serra jusqu’à lui faire mal les doigts de la jeune fille qu’il tenait toujours; puis il se calma et dit d’une voix lente et profonde:
«Quand tu auras vécu dans ce palais, au milieu de ces splendeurs, entourée de l’atmosphère de mon amour, tu oublieras tout, comme oublie celui qui mange le népenthès.
Ta vie passée te semblera un rêve; tes sentiments antérieurs s’évaporeront comme l’encens sur le charbon de l’amschir; la femme aimée d’un roi ne se souvient plus des hommes.
Va, viens, accoutume-toi aux magnificences pharaoniques, puise à même mes trésors, fais couler l’or à flots, amoncelle les pierreries, commande, fais, défais, abaisse, élève, sois ma maîtresse, ma femme et ma reine. Je te donne l’Égypte avec ses prêtres, ses armées, ses laboureurs, son peuple innombrable, ses palais, ses temples, ses villes; fripe-la comme un morceau de gaze; je t’aurai d’autres royaumes, plus grands, plus beaux, plus riches. Si le monde ne te suffit pas, je conquerrai des planètes, je détrônerai des dieux. Tu es celle que j’aime. Tahoser, la fille de Pétamounoph, n’existe plus.»
XIV
Quand Ra’hel s’éveilla, elle fut surprise de ne pas trouver Tahoser à côté d’elle, et promena ses regards autour de la chambre, croyant que l’Égyptienne s’était déjà levée.
Accroupie dans un coin, Thamar, les bras croisés sur les genoux, la tête posée sur ses bras, oreiller osseux, dormait ou plutôt faisait semblant de dormir: car, à travers les mèches grises de sa chevelure en désordre qui ruisselaient jusqu’à terre, on eût pu entrevoir ses prunelles fauves comme celles d’un hibou, phosphorescentes de joie maligne et de méchanceté satisfaite.
«Thamar, s’écria Ra’hel, qu’est devenue Tahoser?» La vieille, comme si elle se fût éveillée en sursaut à la voix de sa maîtresse, déplia lentement ses membres d’araignée, se dressa sur ses pieds, frotta à plusieurs reprises ses paupières bistrées avec le dos de sa main jaune plus sèche que celle d’une momie, et dit d’un air d’étonnement très bien joué:
«Est-ce qu’elle n’est plus là?
– Non, répondit Ra’hel, et, si je ne voyais encore sa place creusée sur le lit à côté de la mienne, et pendue à cette cheville la robe qu’elle a quittée, je croirais que les bizarres événements de cette nuit n’étaient que les illusions d’un rêve.» Quoiqu’elle sût parfaitement à quoi s’en tenir sur la disparition de Tahoser, Thamar souleva un bout de draperie tendu à l’angle de la chambre, comme si l’Égyptienne eût pu se cacher derrière; elle ouvrit la porte de la cabane, et, debout sur le seuil, explora minutieusement du regard les environs, puis, se retournant vers l’intérieur, elle fit à sa maîtresse un signe négatif.
«C’est étrange, dit Ra’hel pensive.
– Maîtresse, dit la vieille en se rapprochant de la belle Israélite avec des façons doucereuses et câlines, tu sais que cette étrangère m’avait déplu.
– Tout le monde te déplaît, Thamar, répondit Ra’hel en souriant.
– Excepté toi, maîtresse, dit la vieille en portant à ses lèvres la main de la jeune femme.
– Oh! je le sais, tu m’es dévouée.
– Je n’ai jamais eu d’enfants, et parfois je me figure que je suis ta mère.
– Bonne Thamar! dit Ra’hel attendrie.
– Avais-je tort, continua Thamar, de trouver son apparition étrange? sa disparition l’explique. Elle se disait Tahoser, fille de Pétamounoph; ce n’était qu’un démon ayant pris cette forme pour séduire et tenter un enfant d’lsraël.
As-tu vu comme elle s’est troublée lorsque Poëri a parlé contre les idoles de pierre, de bois et de métal; et comme elle a eu de la peine à prononcer ces paroles: «Je tâcherai de croire à ton Dieu.» On eût dit que le mot lui brûlait les lèvres comme un charbon.
– Ses larmes qui tombaient sur mon cœur étaient bien de vraies larmes, des larmes de femme, dit Ra’hel.
– Les crocodiles pleurent quand ils veulent, et les hyènes rient pour attirer leur proie, continua la vieille; les mauvais esprits qui rôdent la nuit parmi les pierres et les ruines savent bien des ruses et jouent tous les rôles.
– Ainsi, selon toi, cette pauvre Tahoser n’était qu’un fantôme animé par l’enfer?
– Assurément, répondit Thamar; est-il vraisemblable que la fille du grand prêtre Pétamounoph se soit éprise de Poëri, et l’ait préféré à Pharaon, qu’on prétend amoureux d’elle?»
Ra’hel, qui ne mettait personne au monde au-dessus de Poëri, ne trouvait pas la chose si invraisemblable.
«Si elle l’aimait autant qu’elle le disait, pourquoi s’est elle sauvée lorsque, avec ton consentement, il l’admettait comme seconde épouse? C’est la condition de renoncer aux faux dieux et d’adorer Jéhovah qui a mis en fuite ce diable déguisé.