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Qu’était auprès de ce demi-dieu le chétif Poëri? et pourtant Tahoser l’aimait. Les sages ont, depuis longtemps, renoncé à expliquer le cœur des femmes; ils possèdent l’astronomie, l’astrologie, l’arithmétique; ils connaissent le thème natal de l’univers, et peuvent dire le domicile des planètes au moment même de la création du monde. Ils sont sûrs qu’alors la Lune était dans le signe du Cancer, le Soleil dans le Lion, Mercure dans la Vierge, Vénus dans la Balance, Mars dans le Scorpion, Jupiter dans le Sagittaire, Saturne dans le Capricorne; ils tracent sur le papyrus ou le granit le cours de l’océan céleste qui va d’orient en occident, ils ont compté les étoiles semées sur la robe bleue de la déesse Neith, et font voyager le soleil à l’hémisphère supérieur et à l’hémisphère inférieur, avec les douze baris diurnes et les douze bans nocturnes, sous la conduite du pilote hiéracocéphale et de Neb-Wa, la Dame de la barque; ils savent qu’à la dernière moitié du mois de Tôbi, Orion influe sur l’oreille gauche et Sirius sur le cœur; mais ils ignorent entièrement pourquoi une femme préfère un homme à un autre, un misérable lsraélite à un Pharaon illustre.

Après avoir traversé plusieurs salles avec Tahoser, qu’il guidait par la main, le roi s’assit sur un siège en forme de trône, dans une chambre splendidement décorée.

Au plafond bleu scintillaient des étoiles d’or, et contre les piliers qui supportaient la corniche s’adossaient des statues de rois coiffés du pschent, les jambes engagées dans le bloc et les bras croisés sur la poitrine, dont les yeux bordés de lignes noires regardaient dans la chambre avec une intensité effrayante.

Entre chaque pilier brûlait une lampe posée sur un socle, et les panneaux des murailles représentaient une sorte de défilé ethnographique. On y voyait figurées avec leurs physionomies spéciales et leurs costumes particuliers les nations des quatre parties du monde.

En tête de la série, guidée par Horus, le pasteur des peuples, marchait l’homme par excellence, l’Égyptien, le Rot-en-ne-rôme, à la physionomie douce, au nez légèrement aquilin, à la chevelure nattée, à la peau d’un rouge sombre, que faisait ressortir un pagne blanc. Ensuite venait le nègre ou Nahasi, avec sa peau noire, ses lèvres bouffies, ses pommettes saillantes, ses cheveux crépus; puis l’Asiatique ou Namou, à couleur de chair tirant sur le jaune, à nez fortement aquilin, à barbe noire et fournie, aiguisée en pointe, vêtu d’une jupe bariolée, frangée de houppes; puis l’Européen ou Tamhou, le plus sauvage de tous, différant des autres par son teint blanc, ses yeux bleus, sa barbe et sa chevelure rousses, une peau de bœuf non préparée jetée sur l’épaule, des tatouages aux bras et aux jambes.

Des scènes de guerre et de triomphe remplissaient les autres panneaux, et des inscriptions hiéroglyphiques en expliquaient le sens.

Au milieu de la chambre, sur une table que supportaient des captifs liés par les coudes, sculptés si habilement qu’ils paraissaient vivre et souffrir, s’épanouissait une énorme gerbe de fleurs dont les émanations suaves parfumaient l’atmosphère.

Ainsi, dans cette chambre magnifique qu’entouraient les effigies de ses aïeux, tout racontait et chantait la gloire du Pharaon. Les nations du monde marchaient derrière l’Égypte et reconnaissaient sa suprématie, et lui commandait à l’Égypte; cependant la fille de Pétamounoph, loin d’être éblouie de cette splendeur, pensait au pavillon champêtre de Poëri, et surtout à la misérable hutte de boue et de paille du quartier des Hébreux, où elle avait laissé Ra’hel endormie, Ra’hel maintenant l’heureuse et seule épouse du jeune Hébreu.

Pharaon tenait le bout des doigts de Tahoser debout devant lui, et il fixait sur elle ses yeux de faucon, dont jamais les paupières ne palpitaient; la jeune fille n’avait pour vêtement que la draperie substituée par Ra’hel à sa robe mouillée pendant la traversée du Nil; mais sa beauté n’y perdait rien; elle était là demi-nue, retenant d’une main la grossière étoffe qui glissait, et tout le haut de son corps charmant apparaissait dans sa blancheur dorée. Quand elle était parée, on pouvait regretter la place qu’occupaient ses gorgerins, ses bracelets et ses ceintures en or ou en pierres de couleur; mais, à la voir privée ainsi de tout ornement, l’admiration se rassasiait ou plutôt s’exaltait.

Certes, beaucoup de femmes très belles étaient entrées dans le gynécée de Pharaon; mais aucune n’était comparable à Tahoser, et les prunelles du roi dardaient des flammes si vives qu’elle fut obligée de baisser les yeux, n’en pouvant supporter l’éclat.

En son cœur Tahoser était orgueilleuse d’avoir excité l’amour de Pharaon: car quelle est la femme, si parfaite qu’elle soit, qui n’ait pas de vanité? Pourtant elle eût préféré suivre au désert le jeune Hébreu. Le roi l’épouvantait, elle se sentait éblouie des splendeurs de sa face, et ses jambes se dérobaient sous elle. Pharaon, qui vit son trouble, la fit asseoir à ses pieds sur un coussin rouge brodé et orné de houppes.

«O Tahoser, dit-il en la baisant sur les cheveux, je t’aime.

Quand je t’ai vue du haut de mon palanquin de triomphe porté au-dessus du front des hommes par les oëris, un sentiment inconnu est entré dans mon âme. Moi, que les désirs préviennent, j’ai désiré quelque chose; j’ai compris que je n’étais pas tout. Jusque-là j’avais vécu solitaire dans ma toute-puissance, au fond de mes gigantesques palais, entouré d’ombres souriantes qui se disaient des femmes et ne produisaient pas plus d’impression sur moi que les figures peintes des fresques. J’écoutais au loin bruire et se plaindre vaguement les nations sur la tête desquelles j’essuyais mes sandales ou que j’enlevais par leurs chevelures, comme me représentent les bas-reliefs symboliques des pylônes, et, dans ma poitrine froide et compacte comme celle d’un dieu de basalte, je n’entendais pas le battement de mon cœur. Il me semblait qu’il n’y eût pas sur terre un être pareil à moi et qui pût m’émouvoir; en vain de mes expéditions chez les nations étrangères je ramenais des vierges choisies et des femmes célèbres dans leur pays à cause de leur beauté: je les jetais là comme des fleurs, après les avoir respirées un instant. Aucune ne me faisait naître l’idée de la revoir. Présentes, je les regardais à peine; absentes, je les avais aussitôt oubliées. Twéa, Taïa, Amensé, Hont-Reché, que j’ai gardées par le dégoût d’en chercher d’autres qui m’eussent le lendemain été aussi indifférentes que celles-là, n’ont jamais été entre mes bras que des fantômes vains, que des formes parfumées et gracieuses, que des êtres d’une autre race, auxquels ma nature ne pouvait s’associer, pas plus que le léopard ne peut s’unir à la gazelle, l’habitant des airs à l’habitant des eaux; et je pensais que, placé par les dieux en dehors et au-dessus des mortels, je ne devais partager ni leurs douleurs ni leurs joies. Un immense ennui, pareil à celui qu’éprouvent sans doute les momies qui, emmaillotées de bandelettes, attendent dans leurs cercueils, au fond des hypogées, que leur âme ait accompli le cercle des migrations, s’était emparé de moi sur mon trône, où souvent je restais les mains sur mes genoux comme un colosse de granit, songeant à l’impossible, à l’infini, à l’éternel. Bien des fois j’ai pensé à lever le voile d’Isis, au risque de tomber foudroyé aux pieds de la déesse. «Peut-être, me disais-je, cette figure mystérieuse est-elle la figure que je rêve, celle qui doit m’inspirer de l’amour. Si la terre me refuse le bonheur, «j’escaladerai le ciel…» Mais je t’ai aperçue; j’ai éprouvé un sentiment bizarre et nouveau; j’ai compris qu’il existait en dehors de moi un être nécessaire, impérieux, fatal dont je ne saurais me passer, et qui avait le pouvoir de me rendre malheureux. J’étais un roi, presque un dieu; à Tahoser!

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