En apercevant le roi, Tahoser voulut se lever de son siège et se prosterner; mais Pharaon vint à elle, la releva et la fit asseoir.
«Ne t’humilie pas ainsi, Tahoser, lui dit-il d’une voix douce; je veux que tu sois mon égale; il m’ennuie d’être seul dans l’univers; quoique je sois tout-puissant et que je t’aie en ma possession, j’attendrai que tu m’aimes comme si je n’étais qu’un homme. Écarte toute crainte; sois une femme avec ses volontés, ses sympathies, ses antipathies, ses caprices; je n’en ai jamais vu; mais si ton cœur parle enfin pour moi, pour que je le sache, tends-moi, quand j’entrerai dans ta chambre, la fleur de lotus de ta coiffure.» Quoi qu’il fit pour l’empêcher, Tahoser se précipita aux genoux du Pharaon et laissa tomber une larme sur ses pieds nus.
«Pourquoi mon âme est-elle à Poëri?» se disait-elle en reprenant sa place sur son siège d’ivoire.
Timopht, mettant une main à terre et l’autre sur sa tête, pénétra dans la chambre:
«Roi, dit-il, un personnage mystérieux demande à te parler. Sa barbe immense descend jusqu’à son ventre; des cornes luisantes bossellent son front dénudé, et ses yeux brillent comme des flammes. Une puissance inconnue le précède, car tous les gardes s’écartent et toutes les portes s’ouvrent devant lui. Ce qu’il dit, il faut le faire, et je suis venu à toi au milieu de tes plaisirs, dût la mort punir mon audace.
– Comment s’appelle-t-il? dit le roi.
Timopht répondit; «Mosché.»
XV
Le roi passa dans une autre salle pour recevoir Mosché, et s’assit sur un trône dont les bras étaient formés par des lions; il entoura son cou d’un large pectoral, saisit son sceptre et prit une pose de superbe indifférence.
Mosché parut: un autre Hébreu, nommé Aharon, l’accompagnait. Quelque auguste que fût le Pharaon sur son trône d’or, entouré de ses oëris et de ses flabellifères, dans cette haute salle aux colonnes énormes, sur ce fond de peinture représentant les hauts faits de ses aïeux ou les siens, Mosché n’était pas moins imposant: la majesté de l’âge équivalait chez lui à la majesté royale; quoiqu’il eût quatre-vingts ans, il semblait d’une vigueur toute virile, et rien en lui ne trahissait les décadences de la sénilité. Les rides de son front et de ses joues, pareilles à des traces de ciseau sur du granit, le rendaient vénérable sans accuser la date des années; son cou brun et plissé se rattachait à ses fortes épaules par des muscles décharnés, mais puissants encore, et un lacis de veines drues se tordait sur ses mains que n’agitait pas le tremblement habituel aux vieillards. Une âme plus énergique que l’âme humaine vivifiait son corps, et sur sa face brillait, même dans l’ombre, une lueur singulière.
On eût dit le reflet d’un soleil invisible.
Sans se prosterner, comme c’était l’habitude lorsqu’on approchait du roi, Mosché s’avança vers le trône de Pharaon et lui dit:
«Ainsi a parlé l’éternel, le Dieu d’Israël: «Laisse aller mon peuple, pour qu’il me célèbre une solennité au désert.» Pharaon répondit: «Qui est l’éternel dont je dois écouter la voix pour laisser partir Israël? Je ne connais pas l’éternel, et je ne laisserai pas partir Israël.» Sans se laisser intimider par les paroles du roi, le grand vieillard répéta avec netteté, car l’ancien bégaiement dont il était affligé avait disparu:
«Le Dieu des Hébreux s’est manifesté à nous. Nous voulons donc aller à une distance de trois jours dans le désert et y sacrifier à l’éternel, notre Dieu, de peur qu’il ne nous frappe de la peste ou du glaive.» Aharon confirma par un signe de tête la demande de Mosché.
«Pourquoi détournez-vous le peuple de ses occupations? répondit le Pharaon. Allez à vos travaux. Heureusement pour vous que je suis aujourd’hui d’humeur clémente, car j’aurais pu vous faire battre de verges, couper le nez et les oreilles, jeter tout vifs aux crocodiles. Sachez, je veux bien vous le dire, qu’il n’y a d’autre dieu qu’Ammon-Ra, l’être suprême et primordial, à la fois mâle et femelle, son propre père et sa propre mère, dont il est aussi le mari; de lui découlent tous les autres dieux qui relient le ciel à la terre, et ne sont que des formes de ces deux principes constituants; les sages le connaissent, et les prêtres qui ont longtemps étudié les mystères dans les collèges et au fond des temples consacrés à ses représentations diverses. N’alléguez donc pas un autre dieu de votre invention pour émouvoir les Hébreux à la révolte et les empêcher d’accomplir la tâche imposée. Votre prétexte de sacrifice est transparent: vous voulez fuir; retirez-vous de devant ma face et continuez à mouler l’argile pour mes édifices royaux et sacerdotaux, pour mes pyramides, mes palais et mes murailles. Allez; j’ai dit.» Mosché, voyant qu’il ne pouvait émouvoir le cœur du Pharaon, et que, s’il insistait, il exciterait sa colère, se retira en silence, suivi d’Aharon consterné.
«J’ai obéi aux ordres de l’éternel, dit Mosché à son compagnon lorsqu’il eut franchi le pylône, mais Pharaon est resté insensible comme si j’eusse parlé à ces hommes de granit assis sur des trônes à la porte des palais, ou à ces idoles à tête de chien, de singe ou d’épervier, qu’encensent les prêtres au fond des sanctuaires. Qu’allons-nous répondre au peuple quand il nous interrogera sur le succès de notre mission?» Pharaon craignant que les Hébreux n’eussent l’idée de secouer le joug d’après les suggestions de Mosché, les fit travailler plus rudement encore et leur refusa la paille pour mêler à leurs briques. Aussi les enfants d’Israël se répandirent-ils par toute l’Égypte, arrachant le chaume et maudissant les exacteurs, car ils se trouvaient très malheureux et ils disaient que les conseils de Mosché avaient redoublé leur misère.
Un jour Mosché et Aharon reparurent au palais et sommèrent encore une fois le roi de laisser partir les Hébreux, pour aller sacrifier à l’éternel, dans le désert.
«Qui me prouve, répondit Pharaon, que vraiment l’Éternel vous envoie vers moi pour me dire ces choses et que vous n’êtes pas, comme je l’imagine, de vils imposteurs?» Aharon jeta son bâton devant le roi, et le bois commença à se tordre, à onduler, à se couvrir d’écailles, à remuer la tête et la queue, à se dresser et à pousser des sifflements horribles. Le bâton s’était changé en serpent. Il faisait bruire ses anneaux sur les dalles, gonflait sa gorge, dardait sa langue fourchue, et, roulant ses yeux rouges, semblait choisir la victime qu’il devait piquer.
Les oëris et les serviteurs rangés autour du trône restaient immobiles et muets d’effroi à la vue de ce prodige. Les plus braves avaient tiré à demi leur épée.
Mais Pharaon ne s’en émut aucunement; un sourire dédaigneux voltigea sur ses lèvres, et il dit:
«Voilà ce que vous savez faire. Le miracle est mince et le prestige grossier. Qu’on fasse venir mes sages, mes magiciens et mes hiéroglyphites.» Ils arrivèrent; c’étaient des personnages d’un aspect formidable et mystérieux, la tête rasée, chaussés de souliers de byblos, vêtus de longues robes de lin, tenant en main des bâtons gravés d’hiéroglyphes: ils étaient jaunes et desséchés comme des momies, à force de veilles, d’études et d’austérités; les fatigues des initiations successives se lisaient sur leurs visages, où les yeux seuls semblaient vivants.