«Interroge-les, et demande-leur s’ils sont des dieux.» Et Tahoser allait posant à chacun la question, et tous répondaient: «Nous ne sommes que des nombres, des lois, des forces, des attributs, des effluves et des pensées de Dieu; mais aucun de nous n’est le vrai Dieu.» Et Poëri paraissait sur le seuil du temple et, prenant Tahoser par la main, la conduisait vers une lumière si vive qu’auprès le soleil eût paru noir, et au milieu de laquelle scintillaient dans un triangle des muts inconnus.
Cependant le char de Pharaon volait à travers les obstacles, et les essieux rayaient les murs aux passages étroits.
«Modère tes chevaux, dit Thamar au Pharaon; le fracas des roues dans cette solitude et ce silence pourrait donner l’éveil à la fugitive, et elle t’échapperait encore.» Pharaon, trouvant le conseil judicieux, ralentit, malgré son impatience, l’allure impétueuse de son attelage.
«C’est là, dit Thamar, j’ai laissé la porte ouverte; entre, et je garderai les chevaux.» Le roi descendit du char, et, baissant la tête, pénétra dans la cabane.
La lampe brûlait encore et versait sa clarté mourante sur le groupe des deux jeunes filles endormies.
Pharaon prit Tahoser dans ses bras robustes et se dirigea vers la porte de la hutte.
Quand la fille du prêtre s’éveilla et qu’elle vit flamboyer près de son visage la face étincelante du Pharaon, elle crut d’abord que c’était une fantasmagorie de son rêve transformé; mais l’air de la nuit qui la vint frapper au visage lui rendit bientôt le sentiment de la réalité. Folle d’épouvante, elle voulut crier, appeler au secours: sa voix ne put jaillir de son gosier. Qui d’ailleurs lui eût porté aide contre Pharaon?
D’un bond, le roi sauta sur son char, passa les rênes autour de ses reins et, serrant sur son cœur Tahoser demi-morte, il lança ses coursiers au galop vers le palais du Nord.
Thamar se glissa comme un reptile dans la cabane, s’accroupit à sa place accoutumée et contempla avec un regard presque aussi tendre que celui d’une mère sa chère Ra’hel, qui dormait toujours.
XIII
Le courant d’air frais que produisait le mouvement rapide du char fit bientôt revenir Tahoser à la vie. Pressée et comme écrasée contre la poitrine du Pharaon par deux bras de granit, elle avait à peine la place d’un battement pour son cœur et sur sa gorge pantelante s’imprimaient les durs colliers d’émaux. Les chevaux, auxquels le roi rendait les rênes en se pendant vers le bord du char, se précipitaient avec furie; les roues tourbillonnaient, les plaques d’airain sonnaient, les essieux enflammés fumaient. Tahoser, effarée, voyait vaguement, comme à travers un rêve, s’envoler à droite et à gauche des formes confuses de constructions, de masses d’arbres, de palais, de temples, de pylônes, d’ubélisques, de colosses rendus fantastiques et terribles par la nuit. Quelles pensées pouvaient traverser son esprit pendant cette course effrénée?
Elle n’avait pas plus d’idées que la culombe palpitante aux serres du faucon qui l’emporte dans son aire; une terreur muette la stupéfiait, glaçait son sang, suspendait ses facultés.
Ses membres flottaient inertes, sa volonté était dénouée comme ses muscles, et, si les bras du Pharaon ne l’eussent retenue, elle aurait glissé et se serait ployée au fond du char comme une étoffe qu’on abandonne. Deux fois elle crut sentir sur sa joue un souffle ardent et deux lèvres de flamme, elle n’essaya pas de détourner la tête; l’épouvante chez elle avait tué la pudeur. A un heurt violent du char contre une pierre, un obscur instinct de conservation lui fit crisper les mains sur l’épaule du roi et se serrer contre lui, puis elle s’abandonna de nouveau et pesa de tout son poids bien léger, sur ce cercle de chair qui la meurtrissait.
L’attelage s’engagea dans un dromos de sphinx au bout duquel s’élevait un gigantesque pylône couronné d’une corniche où le globe emblématique déployait son envergure; la nuit, déjà moins opaque, permit à la fille du prêtre de reconnaître le palais du roi. Alors le désespoir s’empara d’elle; elle se débattit, elle essaya de se débarrasser de l’étreinte qui l’enlaçait, elle appuya ses mains frêles sur la dure poitrine du Pharaon, raidissant les bras, se renversant sur le bord du char. Efforts inutiles, lutte insensée! son ravisseur souriant la ramenait d’une pression irrésistible et lente contre son cœur, comme s’il eût voulu l’y incruster; elle se mit à crier, un baiser lui ferma la bouche.
Cependant les chevaux arrivèrent en trois ou quatre bonds devant le pylône, qu’ils traversèrent au galop, joyeux de rentrer à l’étable, et le char roula dans une immense cour.
Les serviteurs accoururent et se jetèrent à la tête des chevaux, dont les mors blanchissaient d’écume.
Tahoser promena autour d’elle ses regards effrayés; de hauts murs de brique formaient une vaste enceinte où se dressait, au levant, un palais, au couchant, un temple entre deux vastes pièces d’eau, piscines des crocodiles sacrés. Les premiers rayons du soleil, dont le disque émergeait déjà derrière la chaîne arabique, jetaient une lueur rose sur le sommet des constructions, dont le reste baignait encore dans une ombre bleuâtre. Aucun espoir de fuite; l’architecture, quoiqu’elle n’eût rien de sinistre, présentait un caractère de force inéluctable, de volonté sans réplique, de persistance éternelle; un cataclysme cosmique seul eût pu ouvrir une issue dans ces murailles épaisses, à travers ces entassements de grès dur. Pour faire tomber ces pylônes composés de quartiers de montagnes, il eût fallu que la planète s’agitât sur ses bases; l’incendie même n’eût fait que lécher de sa langue ces blocs indestructibles.
La pauvre Tahoser n’avait pas à sa disposition ces moyens violents, et force lui fut de se laisser emporter comme une enfant par le Pharaon, sauté à bas de son char.
Quatre hautes colonnes à chapiteaux de palmes formaient les propylées du palais où le roi pénétra, tenant toujours sur sa poitrine la fille de Pétamounoph. Quand il eut dépassé la porte, il posa délicatement son fardeau à terre, et, voyant Tahoser chanceler, il lui dit:
«Rassure-toi; tu règnes sur Pharaon, et Pharaon règne sur le monde.» C’était la première parole qu’il lui adressait.
Si l’amour se décidait d’après la raison, certes, Tahoser eût dû préférer Pharaon à Poëri. Le roi était doué d’une beauté surhumaine: ses traits grands, purs, réguliers semblaient l’ouvrage du ciseau, et l’on n’eût pu y reprendre la moindre imperfection. L’habitude du pouvoir avait mis dans ses yeux cette lumière pénétrante qui fait reconnaître entre tous les divinités et les rois. Ses lèvres, dont un mot eût changé la face du monde et le sort des peuples, étaient d’un rouge pourpre comme du sang frais sur la lame d’un glaive et, quand il souriait, avaient cette grâce des choses terribles à laquelle rien ne résiste. Sa taille haute, bien proportionnée, majestueuse, offrait la noblesse de lignes qu’on admire dans les statues des temples; et quand il apparaissait solennel et radieux, couvert d’or, d’émaux et de pierres précieuses, au milieu de la vapeur bleuâtre des amschirs il ne semblait pas faire partie de cette frêle race qui, génération par génération, tombe comme les feuilles et va s’étendre, engluée de bitume, dans les ténébreuses profondeurs des syringes.