Après trois ans d’études acharnées, Rumphius est parvenu à déchiffrer le papyrus mystérieux, sauf quelques endroits altérés ou présentant des signes inconnus, et c’est sa traduction latine, tournée par nous en français, que vous allez lire sous ce nom: Le Roman de la momie.
FIN DU PROLOGUE
I
Oph (c’est le nom égyptien de la ville que l’antiquité appelait Thèbes aux cent portes ou Diospolis Magna) semblait endormie sous l’action dévorante d’un soleil de plomb.
Il était midi; une lumière blanche tombait du ciel pâle sur la terre pâmée de chaleur; le sol brillanté de réverbérations luisait comme du métal fourbi, et l’ombre ne traçait plus au pied des édifices qu’un mince filet bleuâtre, pareil à la ligne d’encre dont un architecte dessine son plan sur le papyrus; les maisons, aux murs légèrement inclinés en talus, flamboyaient comme des briques au four; les portes étaient closes, et aux fenêtres, fermées de stores en roseaux clissés, nulle tête n’apparaissait.
Au bout des rues désertes, et au-dessus des terrasses, se découpaient, dans l’air d’une incandescente pureté, la pointe des obélisques, le sommet des pylônes, l’entablement des palais et des temples, dont les chapiteaux, à face humaine ou à fleurs de lotus, émergeaient à demi, rompant les lignes horizontales des toits, et s’élevant comme des écueils parmi l’amas des édifices privés.
De loin en loin, par-dessus le mur d’un jardin, quelque palmier dardait son fût écaillé, terminé par un éventail de feuilles dont pas une ne bougeait, car nul souffle n’agitait l’atmosphère; des acacias, des mimosas et des figuiers de Pharaon déversaient une cascade de feuillage, tachant d’une étroite ombre bleue la lumière étincelante du terrain; ces touches vertes animaient et rafraîchissaient l’aridité solennelle du tableau, qui, sans elles, eût présenté l’aspect d’une ville morte.
Quelques rares esclaves de la race Nahasi, au teint noir, au masque simiesque, à l’allure bestiale, bravant seuls l’ardeur du jour, portaient chez leurs maîtres l’eau puisée au Nil dans des jarres suspendues à un bâton posé sur l’épaule; quoiqu’ils n’eussent pour vêtement qu’un caleçon rayé bridant sur les hanches, leurs torses brillants et polis comme du basalte ruisselaient de sueur, et ils hâtaient le pas pour ne pas brûler la plante épaisse de leurs pieds aux dalles chaudes comme le pavé d’une étuve. Les matelots dormaient dans le naos de leurs canges amarrées au quai de briques du fleuve, sûrs que personne ne les éveillerait pour passer sur l’autre rive, au quartier des Memnonia. Au plus haut du ciel tournoyaient des gypaètes dont le silence général permettait d’entendre le piaulement aigu, qui, à un autre moment du jour, se fût perdu dans la rumeur de la cité. Sur les corniches des monuments, deux ou trois ibis, une patte repliée sous le ventre, le bec enfoui dans le jabot, semblaient méditer profondément, et dessinaient leur silhouette grêle sur le bleu calciné et blanchissant qui leur servait de fond.
Cependant tout ne dormait pas dans Thèbes; des murs d’un grand palais, dont l’entablement orné de palmettes traçait sa longue ligne droite sur le ciel enflammé, sortait comme un vague murmure de musique; ces bouffées d’harmonie se répandaient de temps à autre à travers le tremblement diaphane de l’atmosphère, où l’œil eût pu suivre presque leurs ondulations sonores.
Étouffée par l’épaisseur des murailles, comme par une sourdine, la musique avait une douceur étrange: c’était un chant d’une volupté triste, d’une langueur exténuée, exprimant la fatigue du corps et le découragement de la passion; on y pouvait deviner aussi l’ennui lumineux de l’éternel azur, l’indéfinissable accablement des pays chauds.
En longeant cette muraille, l’esclave, oubliant le fouet du maître, suspendait sa marche et s’arrêtait pour aspirer, l’oreille tendue, ce chant imprégné de toutes les nostalgies secrètes de l’âme, et qui le faisait songer à la patrie perdue, aux amours brisées et aux insurmontables obstacles du sort.
D’où venait-il, ce chant, ce soupir exhalé à petit bruit dans le silence de la ville? Quelle âme inquiète veillait, lorsque tout dormait autour d’elle?
La façade du palais, tournée vers une place assez vaste, avait cette rectitude de lignes et cette assiette monumentale, type de l’architecture égyptienne civile et religieuse. Cette habitation ne pouvait être que celle d’une famille princière ou sacerdotale; on le devinait au choix des matériaux, au soin de la bâtisse, à la richesse des ornements.
Au centre de la façade s’élevait un grand pavillon flanqué de deux ailes, et surmonté d’un toit formant un triangle écimé. Une large moulure à la gorge profondément évidée, et d’un profil saillant, terminait la muraille, où l’on ne remarquait d’autre ouverture qu’une porte, non pas placée symétriquement au milieu, mais dans le coin du pavillon, sans doute pour laisser leur liberté de développement aux marches de l’escalier intérieur. Une corniche, du même style que l’entablement, couronnait cette porte unique.
Le pavillon saillait en avant d’une muraille à laquelle s’appliquaient, comme des balcons, deux étages de galeries, espèces de portiques ouverts, faits de colonnes d’une fantaisie architecturale singulière; les bases de ces colonnes représentaient d’énormes boutons de lotus, dont la capsule, se déchirant en lobes dentelés, laissait jaillir, comme un pistil gigantesque, la hampe renflée du bas, amenuisée du haut, étranglée sous le chapiteau par un collier de moulures, et se terminant en fleur épanouie.
Entre les larges baies des entre-colonnements, on apercevait de petites fenêtres à deux vantaux garnis de verres de couleur. Au-dessus régnait un toit en terrasse dallé d’énormes pierres.
Dans ces galeries extérieures, de grands vases d’argile, frottés en dedans d’amandes amères, bouchés de tampons de feuillage et posés sur des trépieds de bois, rafraîchissaient l’eau du Nil aux courants d’air. Des guéridons supportaient des pyramides de fruits, des gerbes de fleurs et des coupes à boire de différentes formes: car les Égyptiens aiment à manger en plein air, et prennent, pour ainsi dire, leurs repas sur la voie publique.
De chaque côté de cet avant-corps s’étendaient des bâtiments n’ayant qu’un rez-de-chaussée, et formés d’un rang de colonnes engagées à mi-hauteur dans une muraille divisée en panneaux de manière à former autour de la maison un promenoir abrité contre le soleil et les regards. Toute cette architecture, égayée de peintures ornementales (car les chapiteaux, les fûts, les corniches, les panneaux étaient coloriés), produisait un effet heureux et splendide.
En franchissant la porte, on entrait dans une vaste cour entourée d’un portique quadrilatéral, soutenu par des piliers ayant pour chapiteaux quatre têtes de femmes aux oreilles de vache, aux longs yeux bridés, au nez légèrement camard, au sourire largement épanoui, coiffées d’un épais bourrelet rayé, qui supportaient un dé de grès dur.
Sous ce portique s’ouvraient les portes des appartements, où ne pénétrait qu’une lumière adoucie par l’ombre de la galerie.
Au milieu de la cour scintillait sous le soleil une pièce d’eau bordée d’une marge en granit de Syène, et sur laquelle s’étalaient les larges feuilles taillées en cœur des lotus, dont les fleurs roses ou bleues se fermaient à demi, comme pâmées de chaleur, malgré l’eau où elles baignaient.