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La nuit qui suivit la rentrée triomphale du Pharaon, Tahoser se sentit si malheureuse, si incapable de vivre qu’elle ne voulut pas du moins mourir sans avoir tenté un suprême effort.

Elle s’enveloppa d’une draperie d’étoffe commune, ne garda qu’un bracelet de bois odorant, tourna une gaze rayée autour de sa tête et, à la première lueur du jour, sans que Nofré, qui rêvait du bel Ahmosis, l’entendît, elle sortit de sa chambre, traversa le jardin, tira les verrous de la porte d’eau, s’avança vers le quai, éveilla un rameur qui dormait au fond de sa nacelle de papyrus, et se fit passer à l’autre rive du fleuve.

Chancelante et mettant sa petite main sur son cœur pour en comprimer les battements, elle s’avança vers le pavillon de Poëri.

Il faisait grand jour, et les portes s’ouvraient pour laisser passer les attelages de bœufs allant au travail et les troupeaux sortant pour la pâture.

Tahoser s’agenouilla sur le seuil, porta sa main au-dessus de sa tête avec un geste suppliant; elle était peut-être encore plus belle dans cette humble attitude, sous ce pauvre accoutrement. Sa poitrine palpitait, des larmes coulaient sur ses joues pâles.

Poëri l’aperçut et la prit pour ce qu’elle était en effet, pour une femme bien malheureuse.

«Entre, dit-il, entre sans crainte, la demeure est hospitalière.»

VI

Tahoser, encouragée par la phrase amicale de Poéri, quitta sa pose suppliante et se releva. Une vive couleur rose avait envahi ses joues tout à l’heure si pâles: la pudeur lui revenait avec l’espoir; elle rougissait de l’action étrange où l’amour la poussait, et, sur ce seuil que ses rêves avaient franchi tant de fois, elle hésita: ses scrupules de vierge, étouffés par la passion, renaissaient en présence de la réalité.

Le jeune homme, croyant que la timidité, compagne du malheur, empêchait seule Tahoser de pénétrer dans la maison, lui dit d’une voix musicale et douce où perçait un accent étranger:

«Entre, jeune fille, et ne tremble pas ainsi; la demeure est assez vaste pour t’abriter. Si tu es lasse, repose-toi; si tu as soif, mes serviteurs t’apporteront de l’eau pure rafraîchie dans des vases d’argile poreuse; si tu as faim, ils mettront devant toi du pain de froment, des dattes et des figues sèches.» La fille de Pétamounoph, encouragée par ces paroles hospitalières, entra dans la maison, qui justifiait l’hiéroglyphe de bienvenue inscrit sur sa porte.

Poëri l’emmena dans la chambre du rez-de-chaussée, dont les murailles étaient peintes d’une couche de blanc sur laquelle des baguettes vertes terminées par des fleurs de lotus dessinaient des compartiments agréables à l’œil. Une fine natte de joncs tressés, où se mélangeaient diverses couleurs formant des symétries, couvrait le plancher; à chaque angle de la pièce, de grosses bottes de fleurs débordaient de longs vases tenus en équilibre par des socles, et répandaient leurs parfums dans l’ombre fraîche de la chambre. Dans le fond, un canapé bas, dont le bois était orné de feuillages et d’animaux chimériques, étalait les tentations de son large coussin à la fatigue ou à la nonchalance. Deux sièges foncés de roseaux du Nil, et dont le dossier se renversait arc-bouté par des supports, un escabeau de bois creusé en conque, appuyé sur trois pieds, une table oblongue à trois pieds également, bordée d’un cadre d’incrustations, historiée au centre d’uraeus, de guirlandes et de symboles d’agriculture, et sur laquelle était posé un vase de lotus roses et bleus, complétaient cet ameublement d’une simplicité et d’une grâce champêtres.

Poëri s’assit sur le canapé. Tahoser, repliant une jambe sous la cuisse et relevant un genou, s’accroupit devant le jeune homme, qui fixait sur elle un œil plein d’interrogations bienveillantes.

Elle était ravissante ainsi: le voile de gaze dont elle s’enveloppait, retombant en arrière, découvrait les masses opulentes de sa chevelure nouée d’une étroite bandelette blanche, et permettait de voir en plein sa physionomie douce, charmante et triste. Sa tunique sans manches montrait jusqu’à l’épaule ses bras élégants et leur laissait toute liberté de gesticulation.

«Je me nomme Poëri, dit le jeune homme, et je suis intendant des biens de la couronne, ayant droit de porter dans ma coiffure de cérémonie les cornes de bélier dorées.

– Je me nomme Hora, répondit Tahoser, qui d’avance avait arrangé sa petite fable; mes parents sont morts, et leurs biens vendus par les créanciers n’ont laissé que juste de quoi subvenir à leurs funérailles. Je suis donc restée seule et sans ressource; mais, puisque tu veux bien m’accueillir, je saurai reconnaître ton hospitalité: j’ai été instruite aux ouvrages de femmes, quoique ma condition ne m’obligeât pas à les exercer. Je sais tourner le fuseau, tisser la toile en y mêlant des fils de diverses couleurs, imiter les fleurs et tracer des ornements avec l’aiguille sur les étoffes; je pourrai même, lorsque tu seras las de tes travaux et que la chaleur du jour t’accablera, te réjouir avec le chant, la harpe ou la mandore.

– Hora, sois la bienvenue chez Poëri, dit le jeune homme.

Tu trouveras ici, sans briser tes forces, car tu sembles délicate, une occupation convenable pour une jeune fille qui connut des temps plus prospères. Il y a parmi mes servantes des filles très douces et très sages qui te seront d’agréables compagnes, et qui te montreront comment la vie est réglée dans cette habitation champêtre. En attendant, les jours succéderont aux jours, et il en viendra peut-être de meilleurs pour toi. Sinon, tu pourras doucement vieillir chez moi dans l’abondance et la paix: l’hôte que les dieux envoient est sacré.» Ces paroles prononcées, Poëri se leva comme pour se soustraire aux remerciements de la fausse Hora, qui s’était prosternée à ses pieds et les baisait comme font les malheureux à qui l’on vient d’accorder quelque grâce; mais l’amoureuse avait remplacé la suppliante, et ses fraîches lèvres roses se détachaient avec peine de ces beaux pieds purs et blancs comme les pieds de jaspe des divinités.

Avant de sortir pour aller surveiller les travaux du domaine, Poëri se retourna sur le seuil de l’appartement et dit à Hora:

«Reste ici jusqu’à ce que je t’aie désigné une chambre.

Je vais t’envoyer de la nourriture par un de mes serviteurs.» Et il s’éloigna d’un pas tranquille, balançant à son poignet le fouet du commandement. Les travailleurs le saluaient en mettant une main sur leur tête et l’autre près de terre; mais à la cordialité de leur salut on voyait que c’était un bon maître. Quelquefois il s’arrêtait, donnant un ordre ou un conseil, car il était très savant aux choses de l’agriculture et du jardinage; puis il reprenait sa marche, jetant les yeux à droite, à gauche, inspectant soigneusement tout. Tahoser, qui l’avait humblement accompagné jusqu’à la porte et s’était pelotonnée sur le seuil, le coude au genou, le menton dans la paume de la main, le suivit du regard jusqu’à ce qu’il se perdît sous les arceaux de feuillage. Depuis longtemps déjà il avait disparu par la porte des champs qu’elle le regardait encore.

Un serviteur, d’après l’ordre donné en passant par Poëri, apporta sur un plateau une cuisse d’oie, des oignons cuits sous la cendre, un pain de froment et des figues, ainsi qu’un vase d’eau bouché par des feuilles de myrte.

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