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Les danseuses firent leur entrée: elles étaient minces, élancées, souples comme des serpents; leurs grands yeux brillaient entre les lignes noires de leurs paupières, leurs dents de nacre entre les lignes rouges de leurs lèvres; de longues spirales de cheveux leur flagellaient les joues; quelques-unes portaient une ample tunique rayée de blanc et de bleu, nageant autour d’elles comme un brouillard; les autres n’avaient qu’une simple cotte plissée, commençant aux hanches et s’arrêtant aux genoux, qui permettait d’admirer leurs jambes élégantes et fines, leurs cuisses rondes, nerveuses et fortes.

Elles exécutèrent d’abord des poses d’une volupté lente, d’une grâce paresseuse; puis, agitant des rameaux fleuris, choquant des cliquettes de bronze à tête d’Hâthor, heurtant des timbales de leur petit poing fermé, faisant ronfler sous leur pouce la peau tannée des tambourins, elles se livrèrent à des pas plus vifs, à des cambrures plus hardies; elles firent des pirouettes, des jetés battus, et tourbillonnèrent avec un entrain toujours croissant. Mais le Pharaon, soucieux et rêveur, ne daigna leur donner aucun signe d’assentiment; ses yeux fixes ne les avaient même pas regardées.

Elles se retirèrent rougissantes et confuses, pressant de leurs mains leur poitrine haletante.

Des nains aux pieds tors, au corps gibbeux et difforme, dont les grimaces avaient le privilège de dérider la majesté granitique du Pharaon, n’eurent pas plus de succès: leurs contorsions n’arrachèrent pas un sourire à ses lèvres, dont les coins ne voulaient pas se relever.

Au son d’une musique bizarre composée de harpes triangulaires, de sistres, de cliquettes, de cymbales et de clairons, des bouffons égyptiens, coiffés de hautes mitres blanches de forme ridicule, s’avancèrent, deux doigts de la main fermés, les trois autres étendus, répétant leurs gestes grotesques avec une précision automatique et chantant des chansons extravagantes entremêlées de dissonances. Sa Majesté ne sourcilla pas.

Des femmes coiffées d’un petit casque d’où pendaient trois longs cordons terminés en houppe, les chevilles et les poignets cerclés de bandes de cuir noir, vêtues d’un étroit caleçon retenu par une, bretelle unique passant sur l’épaule, exécutèrent des tours de force et de souplesse plus surprenants les uns que les autres, se cambrant, se renversant, ployant comme une branche de saule leurs corps disloqués, touchant le sol de leur nuque sans déplacer leurs talons, supportant, dans cette pose impossible, le poids de leurs compagnes. D’autres jonglèrent avec une boule, deux boules, trois boules, en avant, en arrière, les bras croisés, à cheval ou debout sur les reins d’une des femmes de la troupe; une même, la plus habile, se mit des œillères comme Tmei, déesse de la justice, pour se rendre aveugle, et reçut les globes dans ses mains sans en laisser tomber un seul. Ces merveilles laissèrent le Pharaon insensible. Il ne prit pas plus de goût aux prouesses de deux combattants qui, le bras gauche garni d’un ceste, s’escrimaient avec des bâtons. Des hommes lançant dans un bloc de bois des couteaux dont la pointe se fichait à la place désignée d’une façon miraculeusement précise ne l’amusèrent pas davantage. Il repoussa même l’échiquier que lui présentait en s’offrant pour adversaire la belle Twéa, qu’ordinairement il regardait d’un œil favorable; en vain Amensé, Taïa, Hont-Reché essayèrent quelques caresses timides; il se leva, et se retira dans ses appartements sans avoir prononcé un mot.

Immobile sur le seuil se tenait le serviteur qui avait, pendant le défilé triomphal, remarqué l’imperceptible geste de Sa Majesté.

Il dit: «O roi aimé des dieux, je me suis détaché du cortège, j’ai traversé le Nil sur une frêle barque de papyrus, et j’ai suivi la cange de la femme sur laquelle ton regard d’épervier a daigné s’abattre: c’est Tahoser, la fille du prêtre Pétamounoph!» Le Pharaon sourit et dit:

«Bien! je te donne un char et ses chevaux, un pectoral en grains de lapis-lazuli et de cornaline, avec un cercle d’or pesant autant que le poids de basalte vert.» Cependant les femmes désolées arrachaient les fleurs de leur coiffure, déchiraient leurs robes de gaze, et sanglotaient étendues sur les dalles polies qui reflétaient comme des miroirs l’image de leurs beaux corps, en disant: «Il faut qu’une de ces maudites captives barbares ait pris le cœur de notre maître!»

V

Sur la rive gauche du Nil s’étendait la villa de Poëri, le jeune homme qui avait tant troublé Tahoser, lorsque, en allant voir la rentrée triomphale du Pharaon, elle était passée dans son char, traîné par des bœufs, sous le balcon où s’appuyait indolemment le beau rêveur.

C’était une exploitation considérable, tenant de la ferme et de la maison de plaisance, et qui occupait, entre les bords du fleuve et les premières croupes de la chaîne libyque, une vaste étendue de terrain que recouvrait, à l’époque de l’inondation, l’eau rougeâtre chargée du limon fécondant, et dont, pendant le reste de l’année, des dérivations habilement pratiquées entretenaient la fraîcheur.

Une enceinte de murs en pierre calcaire tirée des montagnes voisines enfermait le jardin, les greniers, le cellier et la maison; ces murs, légèrement inclinés en talus, étaient surmontés d’un acrotère à pointes de métal capable d’arrêter quiconque eût essayé de les franchir. Trois portes, dont les valves s’accrochaient à de massifs piliers décorés chacun d’une gigantesque fleur de lotus plantée au sommet de son chapiteau, coupaient la muraille sur trois de ses pans; à la place de la quatrième porte s’élevait le pavillon, regardant le jardin par une de ses façades, et la route par l’autre.

Ce pavillon ne ressemblait en aucune manière aux maisons de Thèbes: l’architecte qui l’avait bâti n’avait pas cherché la forte assiette, les grandes lignes monumentales, les riches matériaux des constructions urbaines, mais bien une élégance légère, une simplicité fraîche, une grâce champêtre en harmonie avec la verdure et le repos de la campagne.

Les assises inférieures, que le Nil pouvait atteindre dans ses hautes crues, étaient en grés, et le reste en bois de sycomore. De longues colonnes évidées, d’une extrême sveltesse, pareilles aux hampes qui portent des étendards devant les palais du roi, partaient du sol et filaient d’un seul jet jusqu’à la corniche à palmettes, évasant sous un petit cube leurs chapiteaux en calice de lotus.

L’étage unique élevé au-dessus du rez-de-chaussée n’atteignait pas les moulures bordant le toit en terrasse, et laissait ainsi un étage vide entre son plafond et la couverture horizontale de la villa.

De courtes colonnettes à chapiteaux fleuris, séparées de quatre en quatre par les longues colonnes, formaient une galerie à claire-voie autour de cette espèce d’appartement aérien ouvert à toutes les brises.

Des fenêtres plus larges à la base qu’au sommet de leur ouverture, suivant le style égyptien, et se fermant avec de doubles vantaux, donnaient du jour au premier étage. Le rez-de-chaussée était éclairé par des fenêtres plus étroites et plus rapprochées.

Au-dessus de la porte, décorée de deux moulures d’une forte saillie, se voyait une croix plantée dans un cœur et encadrée par un parallélogramme tronqué à sa partie inférieure pour laisser passer ce signe de favorable augure dont le sens, comme chacun sait, est «la bonne maison».

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