Sur un de ces chars, l’élégant Ahmosis, le protégé de Nofré, dressait sa haute taille et promenait ses regards sur la foule, en cherchant à y découvrir Tahoser.
Le piétinement des chevaux, contenus à grand-peine, le tonnerre des roues garnies de bronze, le frisson métallique des armes donnaient à ce défilé quelque chose d’imposant et de formidable, fait pour jeter la terreur dans les âmes les plus intrépides. Les casques, les plumes, les boucliers, les corselets papelonnés d’écailles vertes, rouges et jaunes, les arcs dorés, les glaives d’airain reluisaient et flamboyaient terriblement au soleil ouvert dans le ciel, au-dessus de la chaîne libyque, comme un grand œil osirien, et l’on sentait que le choc d’une pareille armée devait balayer les nations comme l’ouragan chasse devant lui une paille légère.
Sous ces roues innombrables, la terre résonnait et tremblait sourdement, comme si une catastrophe de la nature l’eût agitée.
Aux chars succédèrent les bataillons d’infanterie, marchant en ordre, le bouclier au bras gauche, et, suivant leur arme, la lance, le harpé, l’arc, la fronde ou la hache à la main droite; les têtes de ces soldats étaient couvertes d’armets ornés de deux mèches de crin, leurs corps sanglés par une ceinture-cuirasse en peau de crocodile. Leur air impassible, la régularité parfaite de leurs mouvements, leur teint de cuivre rouge foncé encore par une expédition récente aux régions brûlantes de l’Éthiopie supérieure, la poudre du désert tamisée sur leurs vêtements inspiraient l’admiration pour leur discipline et leur courage. Avec de tels soldats, l’Égypte pouvait conquérir le monde. Ensuite venaient les troupes alliées, reconnaissables à la forme barbare de leurs casques pareils à des mitres tronquées, ou surmontés de croissants embrochés dans une pointe. Leurs glaives aux larges tranchants, leurs haches tailladées devaient faire d’inguérissables blessures.
Des esclaves portaient le butin annoncé par le héraut sur leurs épaules ou sur des brancards, et des belluaires traînaient en laisse des panthères, des guépards s’écrasant contre terre comme pour se cacher, des autruches battant des ailes, des girafes dépassant la foule de toute la longueur de leur col, et jusqu’à des ours bruns pris, disait-on, dans les montagnes de la Lune.
Depuis longtemps déjà le roi était rentré dans son palais que le défilé continuait encore.
En passant devant le talus où se tenaient Tahoser et Nofré, le Pharaon, que sa litière posée sur les épaules des oëris mettait par-dessus la foule au niveau de la jeune fille, avait lentement fixé sur elle son regard noir; il n’avait pas tourné la tête, pas un muscle de sa face n’avait bougé, et son masque était resté immobile comme le masque d’or d’une momie; pourtant ses prunelles avaient glissé entre ses paupières peintes du côté de Tahoser, et une étincelle de désir avait animé leurs disques sombres: effet aussi effrayant que si les yeux de granit d’un simulacre divin, s’illuminant tout à coup, exprimaient une idée humaine. Une de ses mains avait quitté le bras de son trône et s’était levée à demi; geste imperceptible pour tout le monde, mais que remarqua un des serviteurs marchant près du brancard, et dont les yeux se dirigèrent vers la fille de Pétamounoph.
Cependant la nuit était tombée subitement, car il n’y a pas de crépuscule en Égypte; la nuit, ou plutôt un jour bleu succédant à un jour jaune. Sur l’azur d’une transparence infinie s’allumaient d’innombrables étoiles, dont les scintillations tremblaient confusément dans l’eau du Nil, agitée par les barques qui ramenaient à l’autre rive la population de Thèbes; et les dernières cohortes de l’armée se déroulaient encore sur la plaine comme les anneaux d’un serpent gigantesque lorsque la cange déposa Tahoser à la porte d’eau de son palais.
IV
Le Pharaon arriva devant son palais, situé à peu de distance du champ de manœuvre, sur la rive gauche du Nil.
Dans la transparence bleuâtre de la nuit, l’immense édifice prenait des proportions encore plus colossales et découpait ses angles énormes sur le fond violet de la chaîne libyque avec une vigueur effrayante et sombre. L’idée d’une puissance absolue s’attachait à ces masses inébranlables, sur lesquelles l’éternité semblait devoir glisser comme une goutte d’eau sur un marbre.
Une grande cour entourée d’épaisses murailles ornées à leur sommet de profondes moulures précédait le palais; au fond de cette cour se dressaient deux hautes colonnes à chapiteaux de palmes, marquant l’entrée d’une seconde enceinte. Derrière les colonnes s’élevait un pylône gigantesque composé de deux monstrueux massifs, enserrant une porte monumentale plutôt faite pour laisser passer des colosses de granit que des hommes de chair. Au-delà de ces propylées, remplissant le fond d’une troisième cour, le palais proprement dit apparaissait avec sa majesté formidable; deux avant-corps pareils aux bastions d’une forteresse se projetaient carrément, offrant sur leurs faces des bas-reliefs méplats d’une dimension prodigieuse, qui représentaient sous la forme consacrée le Pharaon vainqueur flagellant ses ennemis et les foulant aux pieds; pages d’histoire démesurées, écrites au ciseau sur un colossal livre de pierre, et que la postérité la plus reculée devait lire.
Ces pavillons dépassaient de beaucoup la hauteur du pylône, et leur corniche évasée et crénelée de merlons s’arrondissait orgueilleusement sur la crête des montagnes libyques, dernier plan du tableau. Reliant l’un à l’autre, la façade du palais occupait tout l’espace intermédiaire. Au-dessus de sa porte géante, flanquée de sphinx, flamboyaient trois étages de fenêtres carrées trahissant au-dehors l’éclairage intérieur et découpant sur la paroi sombre une sorte de damier lumineux. Au premier étage saillaient des balcons soutenus par des statues de prisonniers accroupis sous la tablette.
Les officiers de la maison du roi, les eunuques, les serviteurs, les esclaves, prévenus de l’approche de Sa Majesté par la fanfare des clairons et le roulement des tambours, s’étaient portés à sa rencontre, et l’attendaient agenouillés ou prosternés sur le dallage des cours; des captifs de la mauvaise race de Schéto portaient des urnes remplies de sel et d’huile d’olive où trempait une mèche dont la flamme crépitait vive et claire, et se tenaient rangés en ligne, de la porte du palais à l’entrée de la première enceinte, immobiles comme des lampadaires de bronze.
Bientôt la tête du cortège pénétra dans le palais, et, répercutés par les échos, les clairons et les tambours résonnèrent avec un fracas qui fit s’envoler les ibis endormis sur les entablements.
Les oëris s’arrêtèrent à la porte de la façade, entre les deux pavillons. Des esclaves apportèrent un escabeau à plusieurs marches et le placèrent à côté du brancard; le Pharaon se leva avec une lenteur majestueuse, et se tint debout quelques secondes dans une immobilité parfaite. Ainsi monté sur ce socle d’épaules, il planait au-dessus des têtes et paraissait avoir douze coudées; éclairé bizarrement, moitié par la lune qui se levait, moitié par la lueur des lampes, sous ce costume dont les dorures et les émaux scintillaient brusquement, il ressemblait à Osiris ou plutôt à Typhon; il descendit les marches d’un pas de statue, et pénétra enfin dans le palais.
Une première cour intérieure, encadrée d’un rang d’énormes piliers bariolés d’hiéroglyphes et soutenant une frise terminée en volute, fut traversée lentement par le Pharaon au milieu d’une foule d’esclaves et de servantes prosternés.