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«tournez pour vous-mêmes; à bœufs, tournez pour vous-mêmes; des mesures pour vous, des mesures pour vos maîtres!» Et l’attelage ranimé se portait en avant et disparaissait dans un nuage de poussière blonde où scintillaient des étincelles d’or.

La besogne des bœufs terminée, vinrent des serviteurs qui, armés d’écopes de bois, élevaient le blé en l’air et le laissaient retomber pour le séparer des pailles, des barbes et des cosses.

Le blé ainsi vanné était mis dans des sacs dont un grammate prenait note, et porté aux greniers où conduisaient des échelles.

Tahoser, à l’ombre de son arbre, prenait plaisir à ce spectacle plein d’animation et de grandeur, et souvent sa main distraite oubliait de tordre le fil. La journée s’avançait, et déjà le soleil, levé derrière Thèbes, avait franchi le Nil et se dirigeait vers la chaîne libyque, derrière laquelle son disque se couche chaque soir. C’était l’heure où les animaux reviennent des champs et rentrent à l’étable. Elle assista, près de Poëri, à ce grand défilé pastoral.

On vit d’abord s’avancer un immense troupeau de bœufs, les uns blancs, les autres roux; ceux-ci noirs et mouchetés de points clairs, ceux-là pie, quelques-uns rayés de zébrures sombres; il y en avait de tout pelage et de toute nuance; ils passaient levant leurs mufles lustrés, d’où pendaient des filaments de bave, ouvrant leurs grands yeux doux. Les plus impatients, sentant l’étable, se dressaient quelques instants à demi et apparaissaient au-dessus de la foule comue, avec laquelle, en retombant, ils se confondaient bientôt; les moins adroits, devancés par leurs compagnons, poussaient de longs meuglements plaintifs comme pour protester.

Près des bœufs marchaient les gardiens avec leur fouet et leur corde roulée.

Arrivés devant Poëri, ils s’agenouillaient, et les coudes aux flancs, touchaient la terre du front en signe de respect.

Des grammates inscrivaient le nombre des têtes de bétail sur des tablettes.

Aux bœufs succédèrent des ânes trottinant et ruant sous le bâton d’âniers à tête rase et vêtus d’une simple ceinture de toile, dont le bout retombait entre leurs cuisses; ils défilaient, secouant leurs longues oreilles, martelant la terre de leurs petits sabots durs.

Les âniers firent la même génuflexion que les bouviers, et les grammates marquèrent aussi le chiffre exact de leurs bêtes.

Ce fut ensuite le tour des chèvres: elles arrivaient précédées de leurs boucs et faisant trembler de plaisir leur voix cassée et grêle; les chevriers avaient grand-peine à contenir leur pétulance et à ramener au gros de l’armée les maraudeuses qui s’écartaient. Elles furent comptées comme les bœufs et les ânes, et, avec le même cérémonial, les bergers se prosternèrent aux pieds de Poëri.

Le cortège était fermé par des oies, qui, fatiguées, de la route, se dandinaient sur leurs larges pattes, battaient bruyamment des ailes, allongeaient leur col et poussaient des piaillements rauques; leur nombre fut inscrit, et les tablettes remises à l’inspecteur du domaine.

Longtemps après que bœufs, ânes, chèvres, oies étaient rentrés, une colonne de poussière, que le vent ne pouvait parvenir à balayer, s’élevait lentement dans le ciel.

«Eh bien, Hora, dît Poëri à Tahoser, la vue de ces moissonneurs et de ces troupeaux t’a-t-elle amusée? Ce sont les plaisirs des champs; nous n’avons pas ici, comme à Thèbes, des joueurs de harpe et des danseuses. Mais l’agriculture est sainte; elle est la mère nourrice de l’homme, et celui qui sème un grain de blé fait une action agréable aux dieux.

Maintenant, va prendre ton repas avec tes compagnes; moi je rentre au pavillon, et je vais calculer combien de boisseaux de froment ont rendus les épis.» Tahoser mit une main par terre et l’autre sur sa tête en signe d’acquiescement respectueux, et se retira.

Dans la salle du repas riaient et babillaient plusieurs jeunes servantes, mangeant des oignons crus, des gâteaux de dourah et des dattes; un petit vase de terre plein d’huile où trempait une mèche les éclairait: car la nuit était venue, et répandait une lueur jaune sur leurs joues brunes et leurs torses fauves que ne voilait aucun vêtement. Les unes étaient assises sur de simples sièges de bois; les autres adossées au mur, un genou replié.

«Où le maître peut-il aller ainsi chaque soir? dit une petite fille à l’air malicieux, en épluchant une grenade avec de jolis mouvements de singe.

– Le maître va où il veut, répondit une grande esclave qui mâchait des pétales de fleur; ne faut-il pas qu’il te rende des comptes? Ce n’est pas toi, en tout cas, qui le retiendras ici.

– Aussi bien moi qu’une autre», répondit l’enfant piquée.

La grande fille haussa les épaules.

«Hora elle-même, qui est plus blanche et plus belle que nous toutes, n’y parviendrait pas. Quoiqu’il porte un nom égyptien et soit au service du Pharaon, il appartient à cette race barbare d’Israël; et, s’il sort la nuit, c’est sans doute pour assister aux sacrifices d’enfants que célèbrent les Hébreux dans les endroits déserts où la chouette piaule, où l’hyène glapit, où la vipère siffle.» Tahoser quitta doucement la chambre sans rien dire, et se tapit dans le jardin derrière une touffe de mimosa; et, au bout de deux heures d’attente, elle vit Poëri sortir dans la campagne.

Légère et silencieuse comme une ombre, elle se mit à le suivre.

IX

Poëri, dont la main était armée d’un fort bâton de palmier, se dirigea vers le fleuve en suivant une étroite chaussée élevée à travers un champ de papyrus submergés qui, feuilles à leur base, dressaient de chaque côté leurs hampes rectilignes hautes de six ou huit coudées et terminées par un flocon de fibres, comme les lances d’une armée rangée en bataille.

Retenant son souffle, posant à peine la pointe du pied sur le sol, Tahoser s’engagea après lui dans le petit chemin. Il n’y avait pas de lune cette nuit-là, et l’épaisseur des papyrus eût d’ailleurs suffi pour cacher la jeune fille, qui se tenait un peu en arrière.

Il fallut après franchir un espace découvert. La fausse Hora laissa prendre de l’avance à Poëri, courba sa taille, se fit petite et rampa contre le sol.

Un bois de mimosas se présenta ensuite, et, dissimulée par les touffes d’arbres, Tahoser put s’avancer sans prendre autant de précautions. Elle était si près de Poëri, qu’elle craignait de perdre dans l’obscurité, que souvent les branches qu’il déplaçait lui fouettaient la figure; mais elle n’y faisait pas attention: un sentiment d’ardente jalousie la poussait à la recherche du mystère qu’elle n’interprétait pas comme les servantes de la maison. Elle n’avait pas cru un instant que le jeune Hébreu sortît ainsi chaque soir pour accomplir quelque rite infâme et barbare; elle pensait qu’une femme devait être le motif de ces excursions nocturnes, et elle voulait connaître sa rivale. La bienveillance froide de Poëri lui montrait qu’il avait le cœur occupé: autrement serait-il resté insensible à des charmes célèbres dans Thèbes et dans toute l’Égypte? eût-il feint de ne pas comprendre un amour qui eût fait l’orgueil des oëris, des grands prêtres, des basilico-grammates, et même des princes de la race royale?

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