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«Voici ce que le maître t’envoie; mange, jeune fille, et reprends des forces.» Tahoser n’avait pas grand-faim, mais il était dans son rôle de montrer de l’appétit: les malheureux doivent se jeter sur les mets que la pitié leur présente. Elle mangea donc et but un long trait d’eau fraîche.

Le serviteur s’étant éloigné, elle reprit sa pose contemplative. Mille pensées contraires roulaient dans sa jeune tête: tantôt, avec sa pudeur de vierge, elle se repentait de sa démarche; tantôt, avec sa passion d’amoureuse, elle s’applaudissait de son audace. Puis elle se disait:

«Me voilà, il est vrai, sous le toit de Poëri, je le verrai librement, tous les jours; je m’enivrerai silencieusement de sa beauté, qui est d’un dieu plus que d’un homme; j’entendrai sa voix charmante, pareille à une musique de l’âme: mais lui, qui n’a jamais fait attention à moi lorsque je passais sous son pavillon, couverte de mes habits aux couleurs brillantes, parée de mes plus fins joyaux, parfumée d’essences et de fleurs, montée sur mon char peint et doré que surmonte une ombrelle, entourée comme une reine d’un cortège de serviteurs, remarquera-t-il davantage la pauvre jeune fille suppliante accueillie par pitié et couverte d’étoffes communes?

«Ce que mon luxe n’a pu faire, ma misère le fera-t-elle?

Peut-être, après tout, suis-je laide, et Nofré est-elle une flatteuse lorsqu’elle prétend que, de la source inconnue du Nil jusqu’à l’endroit où il se jette dans la mer, il n’y a pas de plus belle fille que sa maîtresse… Non, je suis belle: les yeux ardents des hommes me l’ont dit mille fois, et surtout les airs dépités et les petites moues dédaigneuses des femmes qui passaient près de moi. Poëri, qui m’a inspiré une si folle passion, m’aimera-t-il jamais? Il eût reçu tout aussi bien une vieille femme au front coupé de rides, à la poitrine décharnée, empaquetée de hideux haillons et les pieds gris de poussière. Tout autre que lui aurait reconnu à l’instant, sous le déguisement d’Hora, Tahoser, la fille du grand prêtre Pétamounoph; mais il n’a jamais abaissé son regard sur moi, pas plus que la statue d’un dieu de basalte sur les dévots qui lui offrent des quartiers d’antilope et des bouquets de lotus.» Ces réflexions abattaient le courage de Tahoser; puis elle reprenait confiance et se disait que sa beauté, sa jeunesse, son amour finiraient bien par attendrir ce cœur insensible:

elle serait si douce, si attentive, si dévouée, elle mettrait tant d’art et de coquetterie à sa pauvre toilette que certainement Poëri n’y résisterait pas. Alors elle se promettait de lui découvrir que l’humble servante était une fille de haut rang, possédant des esclaves, des terres et des palais, et elle s’arrangeait en rêve, après la félicité obscure, une vie de bonheur splendide et rayonnant.

«D’abord soyons belle», dit-elle en se levant et en se dirigeant vers une des pièces d’eau.

Arrivée là, elle s’agenouilla sur la margelle de pierre, lava son visage, son col et ses épaules; l’eau agitée, dans son miroir brisé en mille morceaux, lui montrait son image confuse et tremblante, qui lui souriait comme à travers une gaze verte, et les petits poissons, voyant son ombre et croyant qu’on allait leur jeter quelques miettes, s’approchaient du bord en troupes.

Elle cueillit deux ou trois fleurs de lotus qui s’épanouissaient à la surface du bassin, en tortilla la tige autour de la bandelette de ses cheveux, et se composa une coiffure que tout l’art de Nofré n’eût pas égalée en vidant les coffres à bijoux.

Quand elle eut fini et qu’elle se releva fraîche et radieuse, un ibis familier, qui l’avait gravement regardée faire, se haussa sur ses longues pattes, tendit son long col, et battit deux ou trois fois des ailes comme pour l’applaudir.

Sa toilette achevée, Tahoser revint prendre sa place sur la porte du pavillon en attendant Poëri. Le ciel était d’un bleu profond; la lumière frissonnait en ondes visibles dans l’air transparent; des arômes enivrants se dégageaient des fleurs et des plantes; les oiseaux sautillaient à travers les rameaux, picorant quelques baies; les papillons se poursuivaient et dansaient sur leurs ailes. A ce riant spectacle se mêlait celui de l’activité humaine, qui l’égayait encore en lui prêtant une âme. Les jardiniers allaient et venaient; des serviteurs rentraient, chargés de bottes d’herbes et de paquets de légumes; d’autres, debout au pied des figuiers, recevaient dans des corbeilles les fruits que leur jetaient des singes dressés à la cueillette et juchés sur les hautes branches.

Tahoser contemplait avec ravissement cette fraîche nature, dont la paix gagnait son âme et elle se dit: «. Oh! qu’il serait doux d’être aimée ici, dans la lumière, les parfums et les fleurs!» Poëri reparut; il avait terminé son inspection, et il se retira dans sa chambre pour laisser passer les heures brûlantes du jour. Tahoser le suivit timidement, se tint près de la porte, prête à sortir au moindre geste; mais Poëri lui fit signe de rester.

Elle s’avança de quelques pas et s’agenouilla sur la natte.

«Tu m’as dit, Hora, que tu savais jouer de la mandore; prends cet instrument accroché au mur; fais résonner les cordes et chante-moi quelque ancien air bien doux, bien tendre et bien lent. Le sommeil est plein de beaux rêves qui vient bercé par la musique.» La fille du prêtre décrocha la mandore, s’approcha du lit de repos sur lequel Poëri s’était étendu, appuyant la tête au chevet de bois creusé en demi-lune, allongea son bras jusqu’au bout du manche de l’instrument, dont elle pressait la caisse sur son cœur ému, laissa errer sa main le long des cordes, et en tira quelques accords. Puis elle chanta d’une voix juste, quoiqu’un peu tremblante, un vieil air égyptien, vague soupir des aïeux transmis de génération en génération, où revenait toujours une même phrase d’une monotonie pénétrante et douce.

«En effet, dit Poëri, en tournant ses prunelles d’un bleu sombre vers la jeune fille, tu ne m’avais pas trompé. Tu connais les rythmes comme une musicienne de profession, et tu pourrais exercer ton art dans le palais des rois. Mais tu donnes à ton chant une expression nouvelle. Cet air que tu récites, on dirait que tu l’inventes, et tu lui prêtes un charme magique. Ta physionomie n’est plus ce qu’elle était ce matin; une autre femme semble apparaître à travers toi comme une lumière derrière un voile. Qui es-tu?

– Je suis Hora, répondit Tahoser; ne t’ai-je pas déjà raconté mon histoire? Seulement j’ai essuyé de mon visage la poussière de la route, rajusté les plis de ma robe fripée, et mis un brin de fleur dans mes cheveux. Si je suis pauvre, ce n’est pas une raison pour être laide, et les dieux parfois refusent la beauté aux riches. Mais te plaît-il que je continue?

– Oui! répète cet air qui me fascine, m’engourdit et m’ôte la mémoire comme ferait une coupe de népenthès; répète-le, jusqu’à ce que le sommeil descende avec l’oubli sur mes paupières.» Les yeux de Poëri, fixés d’abord sur Tahoser, se fermèrent bientôt à demi, puis tout à fait. La jeune fille continuait à faire bourdonner les cordes de la mandore, et répétait d’une voix de plus en plus basse le refrain de sa chanson. Poëri dormait; elle s’arrêta, et se mit à l’éventer avec un éventail de feuilles de palmier jeté sur la table.

Poëri était beau, et le sommeil donnait à ses traits purs une ineffable expression de langueur et de tendresse; ses longs cils abaissés sur ses joues semblaient lui voiler quelque vision céleste, et ses belles lèvres rouges à demi ouvertes frémissaient, comme si elles eussent adressé de muettes paroles à un être invisible.

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