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Deux visages attendaient. Il fallait s'expliquer à présent. Mais comment parler d'une chose aussi ridicule? Lucien, lui, n'écoutait pas. Il allait et venait et semblait surveiller la cuisson d'un plat exigeant, monopolisant toute son énergie.

– Il s'agit d'une histoire ridicule. Mais j'aurais besoin qu'on me rende service, répéta Sophia.

– Quel genre de service? demanda Marc avec douceur, pour aider.

– C'est difficile à dire et je sais que vous avez déjà beaucoup travaillé ce mois-ci. Il s'agirait de creuser un trou dans mon jardin.

– Intervention brutale sur le front Ouest, murmura Lucien.

– Bien sûr, continua Sophia, je vous rétribuerais si nous tombions d'accord. Disons… trente mille francs pour vous trois.

– Trente mille francs? murmura Marc. Pour un trou?

– Tentative de corruption par l'ennemi, marmonna Lucien de manière inaudible.

Sophia était mal à l'aise. Pourtant, elle pensait qu'elle était tombée dans la bonne maison. Qu'il fallait continuer.

– Oui. Trente mille francs pour un trou, et pour votre silence.

– Mais, commença Marc, madame…

– Relivaux, Sophia Relivaux. Je suis votre voisine de droite.

– Non, dit doucement Mathias, non.

– Si, dit Sophia, je suis votre voisine de droite.

– C'est vrai, continua Mathias à voix basse, mais vous n'êtes pas Sophia Relivaux. Vous êtes la femme de M. Relivaux. Mais, vous, vous êtes Sophia Siméo-nidis.

Marc et Lucien regardaient Mathias, surpris. Sophia sourit.

– Soprano lyrique, continua Mathias. Manon Lescaut, Madame Butterfly, Aida, Desdémone, La Bohème, Elektra… Et voilà six ans que vous ne chantez plus. Permettez-moi de me dire honoré de vous avoir pour voisine.

Mathias fit un petit signe de tête, comme un salut. Sophia le regarda et pensa que c'était en effet une bonne maison. Elle eut un soupir satisfait, ses yeux firent le tour de la grande pièce, carrelée, plâtrée, encore sonore car les meubles étaient peu nombreux. Les trois fenêtres hautes qui donnaient sur le jardin étaient en plein cintre. Ça ressemblait un peu à un réfectoire de monastère. Par une porte basse également voûtée, Lucien apparaissait et disparaissait avec une cuillère en bois. Dans un monastère, on peut tout dire, surtout au réfectoire, à voix basse.

– Puisqu'il a tout dit, cela me dispense de me présenter, dit Sophia.

– Mais pas nous, dit Marc, qui était un peu impressionné. Lui, c'est Mathias Delamarre…

– Ce n'est pas utile, coupa Sophia. Je suis confuse de déjà vous connaître mais on entend beaucoup de choses sans le vouloir d'un jardin à un autre.

– Sans le vouloir? demanda Lucien.

– En le voulant un peu, c'est exact. J'ai regardé et écouté, et même attentivement. Je le reconnais.

Sophia marqua une pause. Elle se demanda si Mathias comprendrait qu'elle l'avait vu depuis la petite fenêtre.

– Je ne vous ai pas espionnés. Vous m'intéressiez. Je pensais avoir besoin de vous. Que diriez-vous si, un matin, un arbre était planté dans votre jardin sans que vous y soyez pour quoi que ce soit?

– Franchement, dit Lucien, vu l'état du jardin, je ne sais pas si on s'en rendrait compte.

– Ce n'est pas la question, dit Marc. Vous parlez sans doute de ce petit hêtre?

– C'est cela, dit Sophia. Il est arrivé un matin. Sans un mot. Je ne sais pas qui l'a planté. Ce n'est pas un cadeau. Ce n'est pas le jardinier.

– Qu'en pense votre mari? demanda Marc.

– Ça l'indiffère. C'est un homme occupé.

– Vous voulez dire qu'il s'en fout complètement? dit Lucien.

– Pire que ça. Il ne veut même plus que je lui en parle. Ça l'agace.

– Curieux, dit Marc.

Lucien et Mathias hochèrent la tête.

– Vous trouvez ça curieux? Vraiment? demanda Sophia.

– Vraiment, dit Marc.

– Moi aussi, murmura Sophia.

– Pardonnez-moi mon ignorance, dit Marc, étiez-vous une cantatrice très renommée?

– Non, dit Sophia. Pas une très grande. J'ai eu mes succès. Mais on ne m'a jamais appelée «la» Siméoni-dis. Non. Si vous pensez à un fervent hommage, comme l'a suggéré mon mari, c'est une fausse route. J'ai eu mes admirateurs mais je n'ai pas provoqué de ferveurs. Demandez donc à votre ami Mathias, puisqu'il s'y connaît.

Mathias se contenta d'un geste vague.

– Un peu mieux que ça tout de même, murmura-t-il.

Il se fit un silence. Mondain, Lucien remplit à nouveau les verres.

– En fait, dit Lucien en agitant sa cuillère en bois, vous avez peur. Vous n'accusez pas votre mari, vous n'accusez personne, vous ne voulez surtout penser à rien, mais vous avez peur.

– Je ne suis pas tranquille, dit Sophia à voix basse.

– Parce qu'un arbre planté, continua Lucien, ça veut dire terre. De la terre en dessous. De la terre qu'on n'ira pas remuer parce qu'il y a un arbre par-dessus. De la terre scellée. Autant le dire, une tombe. Le problème ne manque pas d'intérêt.

Lucien était brutal et ne prenait pas quatre chemins pour dire son avis. En l'occurrence, il avait raison.

– Sans aller si loin, dit Sophia, toujours dans un murmure, disons que j'aimerais en avoir le cœur net. Savoir s'il y a quelque chose dessous.

– Ou quelqu'un, dit Lucien. Avez-vous une raison de penser à quelqu'un? Votre rnari? Affaires obscures? Maîtresses encombrantes?

– Ça suffit, Lucien, dit Marc. Personne ne te demande de donner la charge. Mme Siméonidis est venue ici pour une histoire de trou à creuser et pas pour autre chose. Restons-en là, si tu le veux bien. C'est inutile de faire des dégâts pour rien. Pour l'instant, il s'agit juste de creuser, c'est bien cela?

– Oui, dit Sophia. Trente mille francs.

– Pourquoi tant d'argent? C'est séduisant, bien sûr. Nous sommes sans un rond.

– Je m'en suis rendu compte, dit Sophia.

– Mais ce n'est pas une raison pour vous extorquer une somme pareille pour creuser un trou.

– C'est qu'on ne sait jamais, dit Sophia. Après le trou… s'il y a suites, il est possible que je préfère le silence. Et cela, ça se paie.

– Compris, dit Mathias. Mais tout le monde ici est-il d'accord pour creuser, suites ou pas suites?

Il y eut un nouveau silence. Le problème n'était pas facile. L'argent, bien sûr, dans leur situation, c'était tentant. D'un autre côté, se rendre complice, pour du fric. Et complice de quoi au juste?

– Il faut le faire, bien entendu, dit une voix douce. Tout le monde se retourna. Le vieux parrain entrait dans la salle, se servait un verre, comme si de rien n'était, saluait Mme Siméonidis. Sophia l'examina. De près, ce n'était pas Alexandre le Grand. Parce qu'il était très droit et maigre, il faisait haut, mais pas tant que ça. Mais il y avait le visage. Une beauté dégradée qui faisait encore de l'effet. Pas de dureté mais des lignes franches, le nez busqué, les lèvres irrégulières, l'œil triangulaire et le regard plein, tout était fait pour séduire et séduire vite. Sophia apprécia, rendit mentalement justice à ce visage. Intelligence, brillance, douceur, duplicité peut-être. Le vieux passa la main dans ses cheveux, non pas gris mais moitié noirs, moitié blancs, un peu longs en boucles sur la nuque, et s'assit. Il avait dit. Faire le trou. Personne ne songeait à contredire.

– J'ai écouté aux portes, dit-il. Madame a bien écouté aux fenêtres. Chez moi, ça relève du tic, d'une vieille habitude. Ça ne me gêne pas du tout.

– C'est gai, dit Lucien.

– Madame a raison en tout point, continua le vieux. Il faut creuser. Gêné, Marc se leva.

– C'est mon oncle, dit-il, comme si cela pouvait atténuer son indiscrétion. Mon parrain, Armand Van-doosler. Il habite ici.

– Il aime à donner son avis sur tout, marmonna Lucien.

– Ça va, Lucien, dit Marc. Tu la boucles, c'était dans le contrat.

Vandoosler balaya l'air de la main avec un sourire.

– Ne t'énerve pas, dit-il, Lucien n'a pas tort. J'aime donner mon avis sur tout. Surtout quand j'ai raison. Lui aussi aime ça d'ailleurs. Même quand il se trompe. Marc, toujours debout, signalait du regard à son oncle qu'il valait mieux qu'il s'en aille et qu'il n'avait rien à foutre dans cette conversation.

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