Bon. Il avait passé le moment le plus dur. Le moment où Sophia était enterrée sous l'arbre. Ce n'était plus la peine d'arracher de l'herbe partout maintenant. Ça allait passer. C'était de l'herbe à Sophia en plus.
Il se leva et marcha à pas mesurés, serrant du bras gauche sa couverture. Lucien lui trouva l'air d'un Indien d'Amérique du Sud, comme ça, avec ses cheveux raides et noirs, collés par l'eau, et sa couverture enroulée. Il marchait sans se rapprocher d'elle, pre nant ses tournants sans la regarder.
– Ça n'a pas dû lui plaire après ça de voir débarquer la nièce avec le petit, elle n'avait pas prévu ce coup. Alexandra avait rendez-vous et elle n'admettait pas la disparition de sa tante. Alexandra était butée comme une teigne, l'enquête s'ouvrait, on cherchait à nouveau Sophia. Impossible et bien trop risqué de retoucher au cadavre sous l'arbre. Il a fallu produire un corps pour boucler la recherche avant que les flics ne fouinent dans tout le voisinage. C'est elle qui a été chercher la pauvre Louise à Austerlitz, c'est elle qui l'a tramée à Maisons-Alfort et c'est ejle qui l'a incendiée!
Marc avait encore crié. Il se força à respirer lentement, par le ventre, et il recommença.
– Bien sûr, elle possédait le petit bagage emporté par Sophia. Elle a mis les bagues en or aux doigts de la Louise, elle a déposé le sac à côté et elle a foutu le feu… Un grand feu! Aucune trace de l'identité de Louise ne devait subsister ni aucun indice du jour de sa mort… Un brasier… la fournaise, l'enfer… Mais elle savait que le basalte y résisterait. Et ce basalte, il nom merait Sophia à coup sûr… le basalte, il parlerait…
Soudain, Juliette se mit à gueuler. Marc s'immobilisa et se boucha les oreilles, la gauche avec sa main, la droite avec le haut de son épaule. Il n'en entendait que des bribes… basalte, Sophia, ordure, crever, Elek-tra, crever, chanter, personne, Elektra…
– Faites-la taire! cria Marc. Faites-la taire, emportez-la, je ne peux plus l'entendre!
Il y eut du bruit, encore des crachats et les pas des flics qui sur un geste de Leguennec s'éloignaient avec elle. Quand Marc comprit que Juliette n'était plus là, il laissa retomber ses bras. Il pouvait à présent regarder tout ce qu'il voulait, libérer ses yeux. Elle n'était plus là.
– Oui elle chantait, dit-il, mais en coulisse, en cinquième roue, et elle ne pouvait pas l'encaisser, il lui fallait sa chance! Jalouse de Sophia à en crever… Alors elle a forcé la chance, elle a demandé à son pauvre imbécile de frère de tabasser Sophia pour qu'elle puisse la remplacer au pied levé… l'idée simple…
– Les sévices sexuels? demanda Leguennec,
– Hein? Les sévices sexuels? Mais… sur la commande de sa sœur aussi, pour que l'agression soit crédible… les sévices sexuels, c'était du flan…
Marc se tut, alla vers Mathias, l'examina, hocha la tête et reprit sa déambulation, à grands pas étranges, le bras pendant. Il se demanda si Mathias trouvait aussi que la couverture des flics était grattante. Sûrement non. Mathias n'était pas le genre à souffrir d'un tissu grattant. Il se demanda comment il pouvait parler comme ça, alors qu'il avait si mal à la tête, si mal au cœur, comment il pouvait savoir tout ça et le dire… Comment? Il n'avait pas pu encaisser que Sophia ait tué, non, ça, c'était un résultat faux, il en était sûr, un résultat impossible… il fallait relire les sources, tout reprendre… ce ne pouvait pas être Sophia… il y avait quelqu'un d'autre… une autre histoire… L'histoire, il se l'était racontée, par bouts, tout à l'heure, bout par bout… puis bout après bout… l'itinéraire de la baleine, ses instincts… ses désirs… à la fontaine Saint-Michel… ses routes… ses lieux de prédation… au Lion de Den-fert-Rochereau, qui descend de son socle la nuit… qui se balade la nuit, qui va faire ses trucs de lion sans que personne ne le sache, le lion de bronze… comme elle, et qui revient s'allonger sur son piédestal le matin, qui revient faire la statue, très immobile, rassurant, insoupçonnable… le matin sur son socle, le matin au tonneau, au comptoir, fidèle à elle-même… aimable… mais n'aimant personne, pas de sursaut dans le ventre, jamais, même pas pour Mathias, rien… oui mais la nuit, c'est une autre histoire, oui mais la nuit… il savait sa route, il pouvait la raconter… il se l'était toute racontée déjà, et maintenant il était dessus, agrippé, comme Achab sur le dos de son sale cachalot qui lui avait bouffé la jambe…
– Je voudrais voir ce bras, souffla Leguennec.
– Laisse-le, bon sang, dit Vandoosler.
– Elle a chanté trois soirs, dit Marc, après que son frère eut envoyé Sophia à l'hôpital… mais les critiques l'ont ignorée, pire, deux d'entre eux l'ont démolie, de manière définitive, radicale, Dompierre et Frémon-ville… Et Sophia a changé de doublure… Pour Nathalie Domesco, c'était terminé… Elle a dû quitter les planches, laisser le chant, et la démence et l'orgueil et je ne sais quelles autres saletés sont restés. Et elle a vécu pour écraser ceux qui l'avaient foutue en l'air… intel ligente, musicienne, dingue, belle, démoniaque… belle sur son socle… comme une statue… impénétrable…
– Montrez-moi ce bras, dit Leguennec. Marc secoua la tête.
– Elle a attendu une année, pour qu'on ne pense plus à Elektra, et elle a descendu les deux critiques qui l'avaient cassée, des mois après, froidement… Et pour Sophia, elle a encore attendu quatorze ans. Il fallait que beaucoup de temps passe, que l'assassinat des critiques tombe dans l'oubli, qu'aucun lien ne puisse être établi… elle a attendu, dans le plaisir peut-être… je n'en, sais rien… Mais elle l'a suivie, observée, depuis cette maison qu'elle avait achetée tout près d'elle quelques années plus tard… bien possible qu'elle ait trouvé le moyen de pousser le propriétaire à la lui vendre, oui, bien possible… elle ne comptait pas sur le hasard. Elle avait repris sa couleur de cheveux naturelle, claire, changé de coiffure, les années avaient passé et Sophia ne l'a pas reconnue, pas plus qu'elle n'a reconnu Georges… C'était sans risque, c'est à peine si les cantatrices connaissent leurs doublures… Quant aux figurants…
Leguennec s'était emparé sans demander du bras de Marc et lui tamponnait du désinfectant ou on ne sait quoi qui puait. Marc lui laissait son bras, il ne le sentait même pas, ce bras.
Vandoosler le regardait. Il aurait voulu interrompre, poser des questions, mais il savait qu'il ne fallait surtout pas interrompre Marc en ce moment. On ne réveille pas un somnambule parce qu'il paraît qu'il se casse la gueule. Vrai ou faux, il n'en savait rien, mais pour Marc, oui. Il ne fallait pas réveiller Marc pendant qu'il était chercheur. Sinon il tombait. Il savait que depuis qu'il était parti de la baraque tout à l'heure, Marc s'était propulsé comme une flèche vers sa cible, c'était sûr, comme quand il était gosse et qu'il n'admettait pas quelque chose et qu'il partait en courant. À partir de là, il savait aussi que Marc pouvait aller très vite, se tendre à en claquer jusqu'à ce qu'il trouve. Tout à l'heure, il était passé à la baraque et il avait pris des pommes, s'il se souvenait bien. Sans dire un mot. Mais son intensité, ses yeux absents, sa violence muette, oui, il y avait tout ça… Et s'il n'avait pas été pris dans cette partie de cartes, il aurait dû voir que Marc était en train de chercher, de trouver, de se ruer vers sa cible… qu'il était en train de démonter la logique de Juliette et qu'il était en train de savoir… Et maintenant il racontait… Leguennec pensait sûrement que Marc racontait avec un impossible sang-froid, mais Vandoosler savait que cette diction continue, tantôt hachée, tantôt fluide, mais lancée sur son erre comme un vaisseau poussé vent arrière avec rafales, n'avait rien à voir chez Marc avec du sang-froid. Il était certain qu'en cet instant, son neveu avait les cuisses si dures et douloureuses qu'il aurait fallu peut-être les enrouler de serviettes chaudes pour qu'elles remarchent, comme il avait dû le faire souvent quand il était gosse. Tout le monde devait en ce moment croire que Marc marchait normalement mais lui voyait bien dans la nuit que tout était en pierre depuis les hanches jusqu'aux chevilles. S'il l'interrompait, ça resterait en pierre et c'est pour ça qu'il fallait le laisser finir, achever, rentrer au port après cet infernal voyage de la pensée. C'est seulement comme ça que ses cuisses reprendraient leur souplesse.