Ce n'est que vers neuf heures du soir, le ventre creux, la tête lourde, qu'il regagna la baraque. Il entra dans le réfectoire se tailler un morceau de pain. Leguennec parlait avec le parrain. Ils avaient chacun un paquet de cartes à jouer dans la main.
– Raymond d'Austerlitz, disait Leguennec, un vieux clochard, un copain de la Louise, affirme qu'une belle femme est venue la trouver il y a au moins une semaine de ça, un mercredi en tout cas. Mercredi, il en est sûr, Raymond. La femme était bien habillée et quand elle parlait, elle posait la main sur sa gorge. Je passe en pique.
– Elle a proposé une affaire à la Louise? demanda Vandoosler en abattant trois cartes, dont une à l'envers.
– C'est ça. Raymond ne sait pas quoi, mais la Louise avait rencard et elle était «drôlement jouasse». Tu parles d'une affaire… Aller se faire cramer dans une vieille voiture à Maisons-Alfort… Pauvre Louise. À toi de dire.
– Sans trèfle. Je laisse filer. Le médecin légiste, il en dit quoi?
– Ça lui va mieux, à cause des dents. Il pensait qu'elles auraient mieux résisté que ça. Mais tu comprends, la Louise n'en avait plus que trois dans la bouche. Alors, ça s'explique mieux. C'est peut-être pour ça que Sophia l'a choisie. Je prends tes cœurs, je harponne sur valet de carreau.
Marc empocha le pain et mit deux pommes dans son autre poche. Il se demanda à quel jeu étrange les deux flics étaient en train de jouer. Il s'en foutait. Il fallait qu'il marche. Il n'avait pas terminé de marcher. Ni de s'habituer à l'idée. Il ressortit et s'en alla par l'autre côté de la rue Chasle, passant devant le front Ouest. La nuit tomberait bientôt.
Il marcha encore deux bonnes heures. Il laissa un trognon de pomme sur le rebord de la fontaine Saint-Michel et l'autre sur le socle du Lion de Belfort. Il eut beaucoup de mal à atteindre ce lion et à se hisser sur son socle. Il y a
une sorte de petit poème qui assure que la nuit, le lion de Belfort va se balader tranquillement dans Paris. Ça au moins, on est certain que c'est des foutaises. Quand Marc sauta à terre, ça allait bien mieux. Il revint rue Chasle, la tête encore douloureuse mais reposée. Il avait accepté l'idée. Il avait compris. Tout était dans l'ordre. Il savait où était Sophia. Il y avait mis le temps.
Il entra d'un pas tranquille dans le réfectoire sombre. Onze heures et demie, tout le monde dormait. Il alluma, remplit la bouilloire. L'horrible photo n'était plus sur la table en bois. Il y avait juste un petit papier. C'était un mot de Mathias: «Juliette pense avoir trouvé où elle se planque. Je l'accompagne à Dourdan. J'ai peur qu'elle n'essaie de l'aider à filer. J'appelle chez Alexandra s'il y a du neuf. Salutations primitives. Mathias.»
Marc lâcha la bouilloire brusquement.
– Quel con! murmura-t-il. Mais quel con! Quatre à quatre, il grimpa jusqu'au troisième.
– Habille-toi, Lucien! cria-t-il en le secouant. Lucien ouvrit les yeux, prêt à la réplique.
– Non, pas de question, pas de commentaire. J'ai besoin de toi. Grouille!
Marc monta aussi vite au quatrième où il secoua Vandoosler.
– Elle va filer! dit Marc, essoufflé. Vite, Juliette, Mathias, ils sont partis! Cet imbécile de Mathias ne réalise pas le danger. Je pars avec Lucien. Va tirer Leguennec du lit. Amène-toi avec ses hommes à Dourdan, 12, allée des Grands-Ifs.
Marc sortit en trombe. Il avait les jambes dures d'avoir tant couru aujourd'hui. Lucien descendait, abruti de sommeil, en enfilant ses chaussures, une cravate à la main.
– Rejoins-moi devant chez Relivaux! lui cria Marc au passage.
Il dévala les escaliers, traversa le jardin en courant et alla hurler devant chez Relivaux.
Relivaux se montra à la fenêtre, méfiant. Il n'était revenu que depuis peu et la découverte de l'inscription sur la voiture noire l'avait démoli, disait-on.
– Balancez-moi les clefs de votre voiture! hurla Marc. Question de vie ou de mort!
Relivaux ne songea à rien. Quelques secondes plus tard, Marc attrapait les clefs au vol par-delà la grille.
On pouvait penser tout ce qu'on voulait de Relivaux, mais c'est un sacré lanceur.
– Merci! hurla Marc.
Il mit le contact, démarra et ouvrit la portière pour ramasser Lucien au passage. Lucien noua sa cravate, déposa une petite bouteille plate sur ses cuisses, pencha son siège en arrière et s'installa confortablement.
– C'est quoi cette bouteille? demanda Marc.
– Du rhum à gâteaux. Au cas où.
– D'où tu sors ça?
– C'est à moi. C'était pour faire de la pâtisserie. Marc haussa les épaules. C'était tout Lucien, ça. Marc conduisait vite, les dents serrées. Paris,
minuit, très vite. C'était un vendredi soir, la circulation n'était pas facile et Marc ruisselait d'énervement, doublait, brûlait les feux. Ce n'est qu'en sortant de Paris, abordant la nationale vide, qu'il se sentit capable de parler.
– Mais pour qui il se prend, Mathias? cria-t-il. Il se croit de taille à lutter avec une femme qui a déjà bousillé des tonnes de personnes? Il ne se rend pas compte! C'est pire qu'un aurochs, ça!
Comme Lucien ne répondait pas, Marc lui jeta un rapide coup d'oeil. Cet imbécile dormait, et profond encore,
– Lucien! cria Marc. Debout!
Rien à faire. Quand ce type avait décidé de dormir, on ne pouvait pas le sortir de là sans son consentement. Comme pour 14-18. Marc força encore l'allure.
Il freina devant le 12, allée des Grands-Ifs, à une heure du matin. La grande porte en bois de la maison de Sophia était fermée. Marc tira Lucien hors de la voiture et le maintint sur ses pieds.
– Debout! répéta Marc.
– Ne crie pas, dit Lucien. Je suis réveillé. Je suis toujours réveillé quand je sais que je deviens indispensable.
– Dépêche-toi, dit Marc. Fais-moi la courte échelle, comme l'autre fois.
– Retire ta godasse, dit Lucien.
– Ça ne va pas, non? On est peut-être déjà arrivés trop tard! Alors croise tes mains, chaussure ou pas chaussure!
Marc appuya son pied sur les mains de Lucien et se hissa jusqu'au haut du mur. Il dut faire un effort pour parvenir à l'enjamber.
– À toi maintenant, dit Marc en tendant son bras. Approche la petite poubelle, grimpe dessus et attrape ma main.
Lucien se retrouva à cheval sur le mur à côté de Marc. Le ciel était nuageux, l'obscurité complète.
Lucien sauta, et Marc derrière lui.
Une fois au sol, Marc chercha à s'orienter dans l'obscurité. Il pensait au puits. Ça faisait même un bon moment qu'il y pensait. Le puits. La flotte. Mathias. Le puits, haut lieu de la criminalité rurale médiévale. Où il était, ce foutu puits? Là-bas, la masse claire. Marc s'y dirigea en courant, Lucien derrière lui. Il n'entendait rien, pas un bruit, sauf sa course et celle de Lucien. L'affolement le gagnait. Il dégagea en hâte les lourdes planches qui couvraient l'orifice. Merde, il n'avait pas pris de lampe de poche. De toute façon, il n'avait plus de lampe de poche depuis longtemps. Deux ans. Disons deux ans. Il se pencha par-dessus la margelle et appela Mathias.
Pas un son. Pourquoi s'acharnait-il sur ce puits, bon Dieu? Pourquoi pas sur la maison, ou sur le petit bois? Non, le puits, il en était certain. C'est facile, c'est net, c'est médiéval, ça ne laisse pas de trace. Il souleva le pesant seau de zinc et le fit descendre tout douce
ment. Quand il le sentit toucher la surface de l'eau, profondément, il coinça la chaîne et enjamba la margelle.
– Vérifie que la chaîne reste bloquée, dit-il à Lucien. Ne quitte pas ce sale puits. Et surtout, prends garde à toi. Ne fais pas un bruit, ne l'alerte pas. Quatre, cinq ou six cadavres, ça ne compte plus pour elle. Ta fiasque de rhum, passe-la-moi.
Marc amorça sa descente. Il avait la trouille. Le puits était étroit, noir, gluant et gelé comme n'importe quel puits, mais la chaîne tenait bon. Il eut l'impression d'avoir descendu six à sept mètres quand il toucha le seau et que l'eau lui glaça les chevilles. Il se laissa glisser jusqu'aux cuisses, avec l'impression que le froid lui faisait éclater la peau. Il sentit contre ses jambes la masse d'un corps et il eut envie de hurler.