– Pas eu le temps, s'excusa le jeune homme. Il y a là un type qui veut vous voir d'urgence. Pour l'affaire Siméonidis-Dompierre.
– Elle est bouclée, l'affaire! Fous-le-moi dehors!
– Demande d'abord qui est le type, suggéra Vandoosler.
– Qui est le type?
– Un gars qui logeait à l'Hôtel du Danube en même temps que Christophe Dompierre. Celui qui était parti le matin avec sa voiture sans même voir le corps à côté.
– Fais-le entrer, dit Vandoosler entre ses dents. Leguennec fit un signe et le jeune inspecteur appela
dans le couloir.
– On fera cette partie plus tard, dit Leguennec. L'homme entra et s'assit avant que Leguennec ne
l'y invite. Il était survolté.
– À quel sujet? demanda Leguennec. Faites vite. J'ai un gars en fuite. Votre nom, profession?
– Éric Masson, chef de service à la SODECO Grenoble.
– On s'en fout, dit Leguennec. C'est pour quoi?
– J'étais à l'Hôtel du Danube, dit Masson. L'établissement ne paie pas de mine mais j'y ai mes habitudes. C'est tout près de la SODECO Paris.
– On s'en fout, répéta Leguennec. Vandoosler lui fit signe d'y aller un peu plus mou,
et Leguennec s'assit, proposa une cigarette à Masson et s'en alluma une.
– Je vous écoute, dit-il, un ton plus bas.
– J'y étais la nuit où M. Dompierre s'est fait assassiner. Le pire, c'est que j'ai pris ma voiture le matin sans me douter de rien, alors que le corps était juste à côté, à ce qu'on m'a expliqué plus tard.
– Oui, et alors?
– C'était donc mercredi matin. J'ai été directement à la SODECO et j'ai garé ma voiture dans le parking souterrain.
– On s'en fout aussi, dit Leguennec.
– Mais non, on ne s'en fout pas! s'emporta brusquement Masson. Si je vous donne ces détails, c'est qu'ils ont une extrême importance!
– Pardon, dit Leguennec, je suis excédé. Alors?
– Le lendemain, jeudi, j'ai fait pareil. C'était un stage de trois jours de formation. Garé ma voiture dans le parking souterrain et revenu à la nuit à l'hôtel après avoir dîné avec les stagiaires. Ma voiture est noire, je le précise. C'est une Renault 19, à la caisse très surbaissée.
Vandoosler fit un nouveau signe à Leguennec avant qu'il ne dise qu'il s'en foutait.
– Le stage s'est terminé hier soir. Ce matin, je n'avais donc plus qu'à régler ma note et repartir sans me presser pour Grenoble. J'ai sorti la voiture et je me suis arrêté au plus proche garage pour faire le plein. C'est un garage où les pompes à essence sont dehors.
– Calme-toi, bon Dieu, murmura Vandoosler à Leguennec.
– Alors, continua Masson, pour la première fois depuis mercredi matin, j'ai fait le tour de ma voiture en plein jour pour aller ouvrir le réservoir à essence. Le réservoir est placé du côté droit, comme sur toutes les voitures. C'est là que je l'ai vue.
– Quoi? demanda Leguennec, soudain attentif.
– L'inscription. Dans la poussière de l'aile avant droite, tout en bas, il y avait une inscription faite au doigt. J'ai d'abord pensé qu'un gosse avait fait ça. Mais d'ordinaire, les gosses le font sur le pare-brise et ils écrivent «Sale». Alors je me suis accroupi et j'ai lu. Ma voiture est noire, elle prend la crasse et la poussière, et l'inscription était très nette, comme sur un tableau. Et là, j'ai compris. C'était lui, ce Dompierre, qui avait écrit sur ma voiture avant de mourir. Il n'est pas mort sur le coup, n'est-ce pas?
Penché en avant, Leguennec retenait réellement son souffle.
– Non, dit-il, il est mort quelques minutes après.
– Alors, étendu par terre, il a eu le temps, la force, de tendre un bras et d'écrire. D'écrire sur ma voiture le nom de son assassin. Coup de chance, il n'a pas plu depuis.
Deux minutes plus tard, Leguennec appelait le photographe du commissariat et se ruait dans la rue où Masson avait garé sa Renault noire et sale.
– Un peu plus, criait Masson en courant derrière lui, je la passais au Lavomatic. C'est incroyable la vie, non?
– Vous êtes dingue d'avoir laissé une pièce à conviction pareille dans la rue? N'importe qui pour rait l'effacer par mégarde!
– Figurez-vous qu'on ne m'a pas laissé garer dans la cour de votre commissariat. Consignes, ils ont dit.
Les trois hommes s'étaient agenouillés devant l'aile droite. Le photographe leur demanda de reculer pour qu'il puisse faire son travail.
– Un cliché, dit Vandoosler à Leguennec. J'en veux un cliché, dès que possible.
– En quel honneur? dit Leguennec.
– Tu n'es pas seul sur cette affaire et tu le sais très bien.
– Je ne le sais que trop. Tu auras ton cliché. Repasse dans une heure.
Vers deux heures, Vandoosler se faisait.déposer en taxi à la baraque. C'était coûteux mais les minutes comptaient aussi. Il entra en hâte dans le réfectoire vide et attrapa le manche du balai, qui n'avait toujours pas été capitonné. Il frappa sept coups sonores au plafond. Sept coups voulaient dire «Descente de tous les évangélistes». Un coup valait pour appeler Saint Matthieu, deux coups pour Saint Marc, trois pour Saint Luc et quatre pour lui-même. Sept pour l'ensemble. C'était Vandoosler qui avait mis au point ce système parce que tout le monde en avait marre de descendre et de monter les escaliers pour rien.
Mathias, qui était rentré après avoir déjeuné calmement chez Juliette, entendit les sept coups et les répercuta pour Marc avant de descendre. Marc répercuta pour Lucien qui s'arracha à,sa lecture en marmonnant «Appel en première ligne. Exécution de la mission». Une minute plus tard, ils étaient tous dans le réfectoire. Ce système du balai était réellement efficace, à ceci près qu'il abîmait les plafonds et qu'il ne permettait pas de communiquer avec l'extérieur comme le téléphone.
– Ça y est? demanda Marc. On a rattrapé Gosselin ou iï s'est flingue avant?
Vandoosler avala un grand verre de flotte avant de parler.
– Prenez un type qui vient d'être frappé de coups de couteau, qui sait qu'il va mourir. S'il a encore la force et les moyens de laisser un message, il écrit quoi?
– Le nom de l'assassin, dit Lucien.
– Tous d'accord? demanda Vandoosler.
– C'est une évidence, dit Marc. Mathias hocha la tête.
– Bien, dit Vandoosler. Je pense comme vous. Et j'en ai vu plusieurs cas dans ma carrière. La victime, si elle le peut, et si elle le connaît, écrit toujours le nom de son assassin. Toujours.
Vandoosler, le visage soucieux, tira de sa veste l'enveloppe qui contenait le cliché de la voiture noire.
– Christophe Dompierre, reprit-il, a écrit un nom dans la poussière d'une carrosserie de voiture avant de mourir. Ce nom s'est promené dans Paris pendant trois jours. Le propriétaire de la bagnole vient seulement de découvrir l'inscription.
– «Georges Gosselin», dit Lucien.
– Non, dit Vandoosler. Dompierre a écrit «Sophia Siméonidis».
Vandoosler lança le cliché sur la table et se laissa tomber sur une chaise.
– La morte-vivante, murmura-t-il.
Muets, les trois hommes se rapprochèrent du cliché pour le regarder. Aucun d'eux n'osait le toucher, comme s'ils avaient peur. L'écriture au doigt laissée par Dompierre était faible, irrégulière, d'autant qu'il avait dû lever le bras pour atteindre le bas de la portière. Maïs il n'y avait aucun doute possible. Il avait écrit, en plusieurs temps, comme reprenant ses dernières forces, «Sofia Siméonidis». Le «a» de Sofia avait un peu dérapé, et l'orthographe aussi. Il avait écrit «Sofia» au lieu de «Sophia». Marc se rappela que Dompierre disait «Mme Siméonidis». Son prénom ne lui était pas familier.
Atterré, chacun s'assit en silence, assez loin du cliché où s'étalait, en noir et blanc, la terrible accusation. Sophia Siméonidis vivante. Sophia assassinant Dompierre. Mathias eut un frisson. Pour la première fois, le malaise et la peur tombèrent dans le réfectoire, ce vendredi, en plein début d'un après-midi. Le soleil entrait par les fenêtres mais Marc se sentait les doigts froids, des fourmis dans les jambes. Sophia vivante, manigançant sa fausse mort, faisant brûler une autre à sa place, laissant son caillou de basalte en témoin, Sophia la belle rôdant, la nuit, dans Paris, dans la rue Chasle. Tout près d'eux. La morte-vivante.