– C'est heureux pour toi, dit Vandoosler. Parfois, on penserait vraiment que tu es moitié génial, moitié crétin. C'est pénible, crois-moi.
Mathias se changea avant d'aller chercher Juliette. Marc regarda la table en silence. C'est vrai qu'elle brillait bien maintenant. Il passa son doigt dessus.
– C'est doux, hein? dit Lucien.
Marc secoua la tête. Il n'avait vraiment pas envie de parler de ça. Il se demandait ce que Vandoosler réservait à Juliette et comment elle allait réagir. Le parrain pouvait facilement faire de la casse, ça, il le savait par cœur. Il broyait toujours les coques des noix avec ses mains, répugnant à employer le casse-noix. Même quand les noix étaient fraîches, ce qui est plus ardu. Mais ça n'avait rien à voir là-dedans.
Mathias ramena Juliette et sembla la déposer sur le banc. Juliette n'avait pas l'air rassurée. C'était la première fois que le vieux commissaire la faisait demander de manière si formelle. Elle vit les trois évangélistes rassemblés autour de la table, les yeux braqués sur elle, et cela ne la mit pas plus à l'aise. Seule la vue de Lucien qui pliait avec soin un chiffon à cire la décontractait.
Vandoosler alluma une de ses cigarettes informes, qui traînaient toujours à même ses poches, sans paquet, on ne sait pas pourquoi.
– Marc t'a mise au courant pour Dourdan? demanda Vandoosler en fixant Juliette. L'Elektra en 78 à Toulouse, l'agression contre Sophia?
– Oui, dit Juliette. Il a dit que ça se compliquait sans s'éclaircir.
– Eh bien ça s'éclaircit justement. Saint Luc, passe-moi cette photo.
Lucien grommela, alla fouiller dans son sac et tendit la photo au commissaire. Vandoosler la plaça devant les yeux de Juliette.
– Le quatrième en partant de la gauche, cinquième rangée, ça te dit quelque chose?
Marc se crispa. Jamais il n'aurait eu des gestes de ce genre, lui.
Juliette regarda la photo, les yeux fuyants.
– Non, dit-elle. Comment voulez-vous que ça me dise? C'est un opéra avec Sophia, c'est ça? Je n'en ai jamais vu un de ma vie.
– C'est ton petit frère, dit Vandoosler. Tu le sais aussi bien que nous.
Le coup de la noix, pensa Marc. D'une seule main. Il vit les larmes monter aux yeux de Juliette.
– Très bien, dit-elle en tremblant de la voix et des mains. C'est Georges. Et puis après? Quel mal à ça?
– Tellement de mal que si j'appelle Leguennec, il le met en garde à vue dans une heure. Alors raconte, Juliette. Tu sais que ça vaut mieux. Ça évitera peut-être des idées toutes faites.
Juliette essuya ses yeux, aspira une grande bouffée d'air et resta silencieuse. Comme l'autre jour au Tonneau, pour l'affaire d'Alexandra, Mathias s'approcha d'elle, lui posa la main sur l'épaule et lui dit quelque chose à l'oreille. Et comme l'autre jour, Juliette se décida à parler. Marc se promit d'oser demander un jour à Mathias quel sésame il utilisait. Ça pouvait rendre de précieux services en tous domaines.
– Il n'y a rien de mal, répéta Juliette. Quand je suis descendue à Paris, Georges m'a suivie. Il m'a toujours suivie. Moi, j'ai commencé à faire des ménages et lui, rien. Il avait dans la tête de faire du théâtre. Ça peut vous faire rigoler, mais il était assez beau garçon et il avait eu des succès sur scène dans la troupe de son collège.
– Et avec les filles? dit Vandoosler.
– Moins, dit Juliette. Il a cherché un peu dans tous les sens et il a trouvé des petites figurations à faire. Il disait qu'il fallait commencer par là. De toute façon, on n'avait pas de quoi payer une école de théâtre. Une fois dans la figuration, on connaît assez vite les filières. Georges se débrouillait pas mal. Il a été pris plusieurs fois dans des opéras où Sophia tenait le premier rôle.
– Il connaissait Julien Moreaux, le beau-fils de Siméonidis?
– Forcément oui. Il le fréquentait même beaucoup en espérant que ça le pistonnerait. En 78, Georges a fait sa dernière figuration. Ça faisait quatre ans qu'il était là-dedans et ça ne débouchait sur rien. Il s'est découragé. Par un copain d'une des troupes, je ne sais plus laquelle, il a trouvé une place de coursier pour une maison d'édition. Il y est resté et il est devenu représentant commercial. C'est tout.
– Ce n'est pas tout, dit Vandoosler. Pourquoi s'est-il installé rue Chasle? Ne me dis pas que c'est un merveilleux hasard, je ne te croirai pas.
– Si vous pensez que Georges est pour quelque chose dans l'agression de Sophia, dit Juliette en s'énervant, vous vous gourez complètement. Ça l'avait écœuré, secoué, je m'en souviens très bien. Georges est un doux, un craintif. Au village, il fallait que je le pousse pour qu'il aille parler aux filles.
– Secoué? Pourquoi secoué?
Juliette soupira, le visage malheureux, hésitant à franchir le cap.
– Dis-moi la suite avant que Leguennec ne te l'arrache, dit doucement Vandoosler. Aux flics, on peut donner des morceaux choisis. Mais à moi, lâche tout et on leur fera un tri après.
Juliette jeta un regard vers Mathias.
– Très bien, dit-elle. Georges était tombé dingue de Sophia. Il ne me racontait rien mais je n'étais.pas assez idiote pour ne pas me rendre compte. Ça se voyait gros comme une montagne. Il aurait refusé n'importe quelle figuration mieux payée pour ne pas risquer de rater la saison de Sophia. Il en était dingue, vraiment dingue. Un soir, j'ai réussi à lui en faire parler.
– Et elle? demanda Marc.
– Elle? Elle était mariée, heureuse, et à vingt lieues de se douter que Georges était à ses genoux. Et même si elle l'avait su, je n'imagine pas qu'elle aurait pu aimer Georges, pataud comme il était, bourru, emprunté. Il n'avait pas beaucoup de succès, non. Je ne sais pas comment il se débrouillait pour que les femmes ne s'aperçoivent même pas qu'il était assez beau, en fait. Il tenait toujours la tête baissée. De toute façon, Sophia était amoureuse de Pierre et elle l'était encore avant sa mort, quoi qu'elle en dise.
– Qu'est-ce qu'il a fait? demanda Vandoosler.
– Georges? Mais rien; dit Juliette. Qu'est-ce qu'il aurait pu faire? Il souffrait en silence, comme on dit, et voilà tout.
– Mais la maison? Juliette se renfrogna.
– Quand il a quitté la figuration, je me suis dit qu'il allait oublier cette cantatrice, qu'il rencontrerait d'autres femmes. J'étais soulagée. Mais je me trompais. Il achetait ses disques, il allait la voir à l'Opéra quand elle passait, même en province. Je ne peux pas dire que ça me faisait plaisir.
– Pourquoi?
– Ça le rendait triste et ça ne le menait à rien. Et puis un jour, grand-père est tombé malade. Il est mort plusieurs mois plus tard et on a touché cet héritage. Georges est venu me trouver, les yeux rivés au sol. Il m'a dit que depuis trois mois, il y avait une maison à vendre avec un jardin en plein Paris. Qu'il passait souvent devant pendant ses courses à mobylette. Moi, le jardin, ça me tentait. Quand on est né à la campagne, on a du mal à se passer d'herbe. J'ai été voir la maison avec lui et on s'est décidés. J'étais emballée, surtout que j'avais repéré tout près un local où je pourrais faire restaurant. Emballée… jusqu'au jour où j'ai appris le nom de notre voisine.
Juliette demanda une cigarette à Vandoosler. Elle ne fumait presque jamais. Son visage était fatigué, triste. Mathias lui apporta un grand verre de sirop.
– Bien sûr, j'ai eu une explication avec Georges, reprit Juliette. On s'est engueulés. Je voulais tout revendre. Mais ce n'était pas possible. Avec les travaux déjà engagés à la maison et au Tonneau, on n'avait pas les moyens de reculer. Il m'a juré qu'il ne l'aimait plus, enfin presque plus, qu'il voulait juste pouvoir l'apercevoir de temps en temps, devenir son ami peut-être. J'ai cédé. De toute façon, je n'avais pas le choix. Il m'a fait promettre de n'en parler à personne, de ne surtout pas le dire à Sophia.
– Il avait peur?
– Il avait honte. Il ne voulait pas que Sophia devine qu'il l'avait suivie jusque-là, ni que tout le quartier s'en mêle et se foute de sa gueule. C'est bien naturel. On était convenus de dire que c'était moi qui avais trouvé la maison, au cas où on nous poserait la question. Personne ne nous l'a posée, d'ailleurs. Quand Sophia a reconnu Georges, on a fait les étonnés, on a ri beaucoup et on a dit que c'était une incroyable coïncidence.