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Redoutait-il donc le ridicule? Non. Sa passion d’ailleurs était bien au-dessus d’un sarcasme ou d’un sourire ironique. Et que risquait-il? Rien. Est-ce que ce policier auquel il n’osait plus confier ses secrètes pensées ne les avait pas devinées? N’avait-il pas su lire dans son âme dès les premiers instants, et plus tard ne lui avait-il pas arraché un aveu. Il réfléchissait ainsi lorsque le timbre de l’entrée retentit.

– Monsieur, vint dire Janouille, un agent de Corbeil nommé Goulard demande à vous parler. Dois-je ouvrir?

– Oui, et fais-le entrer ici.

On entendit le fracas des verrous et de la chaîne de la porte, et aussitôt Goulard parut dans la salle à manger.

L’agent, cher à M. Domini, avait endossé ses plus beaux habits, passé du linge blanc et arboré son col de crin le plus haut. Il était respectueux et raide, comme il convient à un ancien militaire qui a appris au régiment que le respect se mesure à la raideur.

– Que diable viens-tu chercher ici, lui demanda brutalement M. Lecoq, et qui s’est permis de te donner mon adresse?

– Monsieur, répondit Goulard, visiblement intimidé par cette réception daignez m’excuser, je suis envoyé par M. le docteur Gendron pour remettre cette lettre à monsieur le juge de paix d’Orcival.

– En effet, dit le père Plantat, j’ai, hier soir, prié Gendron de me faire connaître par une dépêche le résultat de l’autopsie, et ne sachant à quel hôtel je descendrais, je me suis permis de lui demander de me l’adresser chez vous.

M. Lecoq, aussitôt, voulut rendre à son hôte la lettre que venait de lui remettre Goulard.

– Oh! ouvrez-la, fit le juge de paix, il n’y a aucune indiscrétion…

– Soit, répondit l’agent de la Sûreté, mais passons dans mon cabinet.

Et appelant Janouille:

– Tu vas, lui dit-il, faire déjeuner ce gaillard-là. As-tu mangé ce matin?

– J’ai tué le ver, monsieur, simplement.

– Alors, donne un bon coup de dent en m’attendant, et bois une bouteille à ma santé.

Renfermé de nouveau dans son cabinet avec le père Plantat:

– Voyons un peu, fit l’agent de la Sûreté, ce que nous dit le docteur.

Il brisa le cachet et lut:

– «Mon cher Plantat, Vous m’avez demandé une dépêche, autant vous griffonner en toute hâte une vingtaine de lignes que je vous fais porter chez notre sorcier…

– Oh! murmura M. Lecoq s’interrompant, M. Gendron est trop bon, trop indulgent, en vérité!

N’importe, le compliment lui allait au cœur. Il reprit:

– «… Ce matin à trois heures, nous avons procédé à l’exhumation du corps de ce pauvre Sauvresy. Certes, plus que personne je déplore les circonstances affreuses de la mort de ce digne et excellent homme, mais d’un autre côté, je ne puis m’empêcher de me réjouir de cette occasion unique et admirable qui m’est offerte d’expérimenter sérieusement et de démontrer l’infaillibilité de mes papiers sensibilisés…

– Maudits savants! s’écria le père Plantat indigné, ils sont tous les mêmes.

– Pourquoi? Je m’explique très bien le sentiment involontaire du docteur. Puis-je n’être pas ravi lorsque je rencontre un beau crime?

Et, sans attendre la réplique du juge de paix, il poursuivit la lecture de la lettre:

– «L’expérience promettait d’être d’autant plus concluante que l’aconitine est un des alcaloïdes qui se dérobent le plus opiniâtrement aux investigations et à l’analyse.

«Vous savez comment je procède? Après avoir fait chauffer fortement dans deux fois leur poids d’alcool les matières suspectes, je fais couler doucement le liquide dans un vase à bords peu élevés dont le fond est garni d’un papier sur lequel je suis parvenu à fixer mes réactifs. Mon papier conserve-t-il sa couleur? Il n’y a pas de poison. En change-t-il? Le poison est constant.

«Ici, mon papier, d’un jaune clair, devait, si nous ne nous trompions pas, se couvrir de taches brunes, ou même devenir complètement brun.

«D’avance, j’avais expliqué l’expérience au juge d’instruction et aux experts qui m’étaient adjoints.

«Ah! mon ami, quel succès! Aux premières gouttes d’alcool, le papier est devenu subitement du plus beau brun foncé. C’est vous dire que votre récit était de la dernière exactitude.

«Les matières soumises à mon examen étaient littéralement saturées d’aconitine. Jamais, dans mon laboratoire, opérant à loisir, je n’ai obtenu des résultats plus décisifs.

«Je m’attends à voir, à l’audience, contester la sûreté de mon expérimentation, mais j’ai des moyens de vérification et de contre-expertise tels, que je confondrai certainement tous les chimistes qu’on m’opposera.

«Je pense, mon cher ami, que vous ne serez pas indifférent à la légitime satisfaction que j’éprouve…»

La patience du père Plantat était à bout.

– C’est inouï, s’écria-t-il d’un ton furieux, oui, c’est incroyable, sur ma parole. Dirait-on que c’est dans son laboratoire qu’a été volé ce poison qu’il cherche dans le cadavre de Sauvresy? Que dis-je? Ce cadavre n’est plus pour lui que la «matière suspecte». Et déjà il se voit à la Cour d’assises discutant les mérites de son papier sensibilisé.

– Il est de fait qu’il a raison de compter sur des contradicteurs.

– Et en attendant il s’exerce, il expérimente, il analyse du plus beau sang-froid; il continue son abominable cuisine, il fait bouillir, il filtre, il prépare ses arguments!…

M. Lecoq était bien loin de partager la colère du juge de paix. Cette perspective de débats acharnés lui souriait assez. D’avance il se figurait quelque terrible lutte scientifique, rappelant la dispute célèbre d’Orfila et de Raspail, des chimistes de province et des chimistes de Paris.

– Il est certain, prononça-t-il, que si ce lâche gredin de Trémorel a assez de tenue pour nier l’empoisonnement de Sauvresy, ce qui sera son intérêt, nous assisterons à un superbe procès.

Ce seul mot: procès, mit brusquement fin aux longues irrésolutions du père Plantat.

– Il ne faut pas, s’écria-t-il, non, il ne faut pas qu’il y ait de procès.

L’incroyable violence de ce père Plantat, si calme, si froid, si maître de soi habituellement, parut confondre M. Lecoq.

«Eh! eh! pensa-t-il, je vais tout savoir.»

Puis, à haute voix, il ajouta:

– Comment, pas de procès?

Le père Plantat était devenu plus blanc que son linge, un tremblement nerveux le secouait, sa voix était rauque et comme brisée par des sanglots.

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