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Une morne stupeur accueillit cette déclaration de Guespin. Quoi, il avouait!…

M. Domini eut au moins le bon goût de ne pas triompher, il resta impassible, et cependant cet aveu le surprenait au-delà de toute expression.

Seul, M. Lecoq, bien que surpris, ne fut pas absolument décontenancé. Il s’approcha de Guespin, et lui tapant sur l’épaule:

– Allons, mon camarade, lui dit-il d’un ton paternel, ce que tu nous racontes est absurde. Penses-tu que monsieur le juge d’instruction a quelque motif secret de t’en vouloir? Non, n’est-ce pas? Supposes-tu que j’ai intérêt à ta mort? Pas davantage. Un crime a été commis, nous cherchons le coupable. Si tu es innocent, aide-nous à trouver celui qui ne l’est pas. Qu’as-tu fait de mercredi à jeudi matin?

Mais Guespin persistait dans son entêtement farouche, stupide. Entêtement de l’idiot et de la bête brute.

– J’ai dit ce que j’avais à dire, fit-il.

Alors M. Lecoq, changea de ton, de bienveillant qu’il était, il se fit sévère, se reculant comme pour mieux juger de l’effet qu’il allait produire sur Guespin…

– Tu n’as pas le droit de te taire, entends-tu, reprit-il. Et quand même tu te tairais, imbécile, est-ce que la police ne sait pas tout. Ton maître t’a chargé d’une commission, n’est-ce pas, mercredi soir. Que t’a-t-il donné? Un billet de mille francs?

Le prévenu regardait M. Lecoq d’un air absolument stupide.

– Non, balbutia-t-il, c’était un billet de cinq cents francs.

Comme tous les grands artistes, au moment de leur scène capitale, l’agent de la Sûreté était vraiment ému. Son surprenant génie d’investigation venait de lui inspirer cette combinaison hardie qui, si elle réussissait, lui assurait le gain de la partie.

– Maintenant, demanda-t-il, dis-moi le nom de cette femme.

– Je ne le sais pas, monsieur.

– Tu n’es donc qu’un sot? Elle est petite, n’est-ce pas! assez jolie, brune et pâle, avec des yeux très grands.

– Vous la connaissez donc? fit Guespin d’une voix tremblante d’émotion.

– Oui, mon camarade, et si tu veux savoir son nom pour le dire dans tes prières, elle s’appelle Jenny Fancy.

Les hommes vraiment supérieurs en quelque spécialité que ce soit, n’abusent jamais mesquinement de leur supériorité; l’intime satisfaction qu’ils éprouvent à la voir reconnue leur est une suffisante récompense.

M. Lecoq jouissait donc doucement de sa victoire pendant que ses auditeurs s’émerveillaient de sa perspicacité. C’est qu’en effet une série de rapides calculs lui avait révélé, non seulement la pensée de Trémorel, mais encore les moyens qu’il avait dû employer pour arriver à ses fins.

Chez Guespin, la colère faisait place à un étonnement immense. Il se demandait, et on suivait sur son front l’effort de sa réflexion, comment cet homme avait pu être informé d’actions qu’il avait tout lieu de croire secrètes.

Mais déjà l’agent de la Sûreté était revenu à son prévenu.

– Puisque je t’ai appris le nom de la femme brune, lui demanda-t-il, explique-moi donc comment et pourquoi le comte de Trémorel t’a remis un billet de cinq cents francs.

– C’est au moment où j’allais partir, monsieur le comte n’avait pas de monnaie, il ne voulait pas m’envoyer changer à Orcival, je devais rapporter le reste.

– Et pourquoi n’as-tu pas rejoint tes camarades chez Wepler, aux Batignolles?

Pas de réponse.

– Quelle commission devais-tu faire pour le comte?

Guespin hésita. Ses yeux allaient de l’un à l’autre des auditeurs; du juge d’instruction au père Plantat, du docteur à l’agent de Corbeil, et sur tous les visages il lui semblait découvrir une expression d’ironie.

Il eut la pensée que tous ces gens se moquaient de lui, qu’on lui avait tendu un piège et qu’il y était tombé. Il crut que ses réponses venaient d’empirer sa situation. Aussitôt, un affreux désespoir s’empara de lui.

– Ah! s’écria-t-il, s’adressant à M. Lecoq, vous m’avez trompé, vous ne saviez rien, vous avez plaidé le faux pour savoir le vrai. J’ai été assez simple pour vous répondre et vous allez retourner toutes mes paroles contre moi.

– Quoi? vas-tu déraisonner de nouveau?

– Non, mais j’y vois clair et vous ne me reprendrez plus. Maintenant, monsieur, je mourrais plutôt que de dire un mot.

L’agent allait chercher à le rassurer, il ajouta avec un entêtement idiot:

– Je suis d’ailleurs aussi fin que vous, allez, je ne vous ai dit que des mensonges.

Ce revirement subit du prévenu n’étonna personne. S’il est des prévenus qui, une fois enfermés dans un système de défense, n’en sortent pas plus qu’une tortue de sa carapace, il en est d’autres qui, à chaque nouvel interrogatoire, varient, niant aujourd’hui ce qu’hier ils affirmaient, inventant le lendemain quelque épisode absurde qu’ils démentiront encore.

C’est donc vainement que M. Lecoq essaya de faire sortir encore Guespin de son mutisme; vainement que M. Domini, à son tour, essaya de lui tirer quelques paroles. À toutes les questions il avait pris le parti de répondre:

– Je ne sais pas.

L’agent de la Sûreté s’impatienta à la fin.

– Tiens, dit-il au prévenu, je t’avais pris pour un garçon d’esprit et tu n’es qu’un sot. Tu crois que nous ne savons rien? Écoute-moi: Le soir de la noce de Mme Denis, au moment où tu te disposais à partir avec tes camarades, lorsque tu venais d’emprunter vingt francs au valet de chambre, ton maître t’a appelé. Après t’avoir recommandé un secret absolu, secret que tu as gardé, c’est une justice à te rendre, il t’a prié de quitter les autres domestiques à la gare et d’aller jusqu’aux Forges de Vulcain lui acheter un marteau, une lime, un ciseau à froid et un poignard. Ces objets, tu devais les porter à une femme. C’est alors que ton maître t’a donné ce fameux billet de cinq cents francs, en disant que tu lui rendrais le reste à ton retour le lendemain. Est-ce cela?

Oui, c’était cela, on le voyait dans les yeux du prévenu. Cependant il répondit encore:

– Je ne me rappelle pas.

– Alors, poursuivit M. Lecoq, je vais te conter ce qui est arrivé ensuite. Tu as bu, tu t’es soûlé, si bien que tu as dissipé en partie le reste du billet qui t’avait été confié. De là, tes terreurs quand on t’a mis la main dessus, hier matin, avant qu’on t’ait dit un mot. Tu as cru qu’on t’arrêtait pour détournement. Puis, quand tu as su que le comte avait été assassiné dans la nuit, te rappelant que la veille tu avais acheté toutes sortes d’instruments de vol et de meurtre, songeant que tu ne sais ni l’adresse ni le nom de la femme à qui tu as remis le paquet, convaincu qu’on ne te croirait pas si tu expliquais l’origine de l’argent trouvé dans ta poche, au lieu de songer aux moyens de prouver ton innocence, tu as eu peur, tu as cru te sauver en te taisant.

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