«J’avais deviné, pensait Sauvresy, Hector lui a signifié son congé. À moi, maintenant, de panser délicatement la blessure, tout en rendant un raccommodement impossible.»
Et comme Fancy pleurait toujours, il lui prit les mains, et doucement, bien que malgré elle, il lui découvrit le visage.
– Du courage, lui disait-il, du courage.
Elle leva sur lui ses grands yeux noyés, auxquels la douleur donnait une ravissante expression.
– Vous savez donc? interrogea-t-elle.
– Je ne sais rien, car sur votre, prière je n’ai rien demandé à Trémorel, mais je devine.
– Il ne veut plus me revoir, fit douloureusement miss Fancy, il me chasse.
Sauvresy fit appel à toute son éloquence. Le moment était venu d’être à la fois persuasif et banal, paternel mais ferme.
Il traîna une chaise près de miss Fancy et s’assit.
– Voyons, mon enfant, poursuivit-il, soyez forte, sachez vous résigner. Hélas! votre liaison a le tort de toutes les liaisons semblables, que le caprice noue, que la nécessité rompt. On n’est pas éternellement jeune. Une heure sonne, dans la vie, où bon gré mal gré il faut écouter la voix impérieuse de la raison. Hector ne vous chasse pas, vous le savez bien, mais il comprend la nécessité d’assurer son avenir, d’asseoir son existence sur les bases plus solides de la famille, il sent le besoin d’un intérieur…
Miss Fancy ne pleurait plus. Le naturel reprenait le dessus, et ses larmes s’étaient séchées au feu de la colère qui lui revenait. Elle s’était levée, renversant sa chaise, et elle allait et venait par la chambre incapable de rester en place.
– Vous croyez cela, monsieur, disait-elle, vous croyez qu’Hector s’inquiète de l’avenir? On voit bien que vous ne savez rien de son caractère. Lui, songer à un intérieur, à une famille! Il n’a jamais pensé et ne pensera jamais qu’à lui. Est-ce que, s’il avait eu du cœur, il serait allé se pendre à vos crocs comme il l’a fait. N’avait-il donc pas deux bras, pour gagner son pain et le mien. J’avais honte, moi qui vous parle, de lui demander de l’argent, sachant que ce qu’il me donnait, venait de vous.
– Mais il est mon ami, ma chère enfant.
– Agiriez-vous comme lui?
Sauvresy ne savait vraiment que répondre, embarrassé par la logique de cette fille du peuple, jugeant son amant comme on juge dans le peuple, brutalement, sans souci des conventions imaginées dans la bonne compagnie.
– Ah! je le connais, moi, poursuivait Jenny, s’exaltant à mesure que se présentaient ses souvenirs, il ne m’a trompée qu’une fois, le matin où il est venu m’annoncer qu’il allait se détruire. J’ai été assez bête pour le croire mort et pleurer. Lui, se tuer! Allons donc, il a bien trop peur de se faire mal, il est bien trop lâche. Oui, je l’aime, oui, c’est plus fort que moi, mais je ne l’estime pas. C’est notre sort, à nous autres, de ne pouvoir aimer que des hommes que nous méprisons.
On devait entendre Jenny de toutes les pièces voisines, car elle parlait à pleine voix, gesticulant, et parfois donnant sur la table un coup de poing qui secouait les bouteilles et les verres.
Et Sauvresy s’inquiétait un peu de ce que penseraient les gens de l’hôtel qui le connaissaient, qui l’avaient vu entrer. Il commençait à regretter d’être venu, et faisait tous ses efforts pour calmer miss Fancy.
– Mais Hector ne vous abandonne pas, répétait-il, Hector vous assurera une petite position.
– Eh! je me moque bien de sa position! Est-ce que j’ai besoin de lui? Tant que j’aurai dix doigts et de bons yeux, je ne serai pas à la merci d’un homme. Il m’a fait changer de nom, il a voulu m’habituer aux grandeurs; la belle affaire! Il n’y a plus aujourd’hui ni miss Fancy ni opulence, mais il y a encore Pélagie qui se charge de gagner ses cinquante sous par jour sans se gêner.
– Non, essayait Sauvresy, vous n’aurez plus besoin…
– De quoi? De travailler. Mais cela me plaît, à moi, je ne suis pas une fainéante. Tiens! je reprendrai mon existence d’autrefois. Pensez-vous que j’étais bien malheureuse? Je déjeunais d’un sou de pain et d’un sou de frites et je n’en étais pas moins fraîche. Le dimanche, on me conduisait dîner au Turc, pour trente sous. C’est là, qu’on s’amuse! J’y ai plus ri en une seule soirée que depuis des années que je connais Trémorel.
Elle ne pleurait plus, elle n’était plus en colère, elle riait. Elle pensait aux cornets de frites et aux dîners du Turc.
Sauvresy était stupéfait. Il n’avait pas idée de cette nature parisienne, détestable et excellente, mobile à l’excès, nerveuse, toute de transition, qui pleure et rit, caresse et frappe dans la même minute, qu’une fugitive idée qui passe entraîne à cent lieues des sensations présentes.
– Donc, conclut Jenny devenue plus calme, je me moque d’Hector – elle venait de dire précisément le contraire et l’oubliait -, je me soucie de lui comme de l’an huit, mais je ne souffrirai pas qu’il m’abandonne ainsi. Non, il ne sera pas dit qu’il m’aura quittée pour une autre maîtresse, je ne le veux pas.
Miss Fancy était de ces femmes qui ne raisonnent pas, qui sentent, avec lesquelles discuter est folie, car toujours en dépit des plus victorieux arguments leur idée fixe se représente, comme un bouchon qui, enfoncé dans une bouteille, revient toujours, quoi qu’on fasse, aussitôt qu’on verse.
Tout en se demandant pourquoi elle l’avait fait venir, Sauvresy se disait que le rôle qu’il s’était proposé tout d’abord serait difficile à remplir. Mais il était patient.
– Je vois, ma chère enfant, recommença-t-il, que vous ne m’avez ni compris ni même écouté. Je vous l’ai dit, Hector a un mariage en vue.
– Lui! répondit Fancy, avec un de ces gestes ironiques du boulevard, qui sont l’argot du geste, lui se marier!
Elle réfléchit un moment et ajouta:
– Si c’était vrai, pourtant?…
– Je vous l’affirme, prononça Sauvresy.
– Non, s’écria Jenny, non, mille fois non, ce n’est pas possible. Il a une maîtresse, je le sais, j’en suis sûre, j’ai des preuves.
Un sourire de Sauvresy triompha d’une hésitation qui l’avait arrêtée.
– Qu’est-ce donc alors, reprit-elle avec violence, que cette lettre que j’ai trouvée dans sa poche, il y a plus de six mois? Elle n’est pas signée, c’est vrai, mais elle ne peut venir que d’une femme.
– Une lettre?
– Oui, et qui ne laisse pas de doutes. Vous vous demandez comment je ne lui en ai pas parlé? Ah voilà je n’ai pas osé. Je l’aime, j’ai été lâche. Je me suis dit: si je parle, et que vraiment il aime l’autre, c’est fini, je le perds. Entre le partage et l’abandon, j’ai choisi un partage ignoble. Et je me suis tue, je me résignais à l’humiliation, je me cachais pour pleurer, je l’embrassais d’un air riant pendant que sur son front je cherchais la place des baisers de l’autre. Je me disais: il me reviendra. Pauvre folle! Et je ne le disputerais pas à cette femme qui m’a tant fait souffrir.