«Il lui faut une arme, un outil pour tout briser. Il descend chercher une hache.
«Dans l’escalier, l’ivresse du sang, de la vengeance, se dissipe, ses terreurs commencent. Tous les recoins obscurs se peuplent de ces spectres qui font cortège aux assassins; il a peur, il se hâte.
«Il ne tarde pas à remonter et, armé d’une hache énorme, la hache retrouvée au second étage, il fait tout voler en éclats autour de lui. Il va comme un insensé, c’est au hasard qu’il éventre les meubles; mais, parmi les débris, il poursuit les recherches acharnées dont j’ai suivi la trace.
«Rien, toujours rien.
«Tout est sens dessus dessous dans la chambre, il passe dans son cabinet et la destruction continue, la hache se lève et s’abat sans relâche. Il brise son propre bureau, non qu’il n’en connaisse tous les tiroirs, mais parce qu’il peut s’y trouver quelque cachette ignorée. Ce bureau, ce n’est pas lui qui l’a acheté, il a appartenu au premier mari, à Sauvresy. Tous les livres de la bibliothèque, il les prend un à un, les secoue furieusement et les lance par la chambre.
«L’infernale lettre est introuvable.
«Son trouble, désormais, est trop grand pour qu’il puisse apporter à ses perquisitions la moindre méthode. Sa raison obscurcie ne le guide plus. Il erre, sans raison déterminante, sans calcul, d’un meuble à l’autre, fouillant à dix reprises les mêmes tiroirs, pendant qu’il en est, tout près, à côté, qu’il oublie complètement.
«C’est alors qu’il songe que cet acte qui le perd peut avoir été caché parmi le crin de quelque siège. Il décroche une épée et, pour sonder exactement, il hache le velours des fauteuils et des canapés du salon et des autres pièces…
La voix de M. Lecoq, son accent, son geste, donnaient à son récit un caractère saisissant. Il semblait qu’on vit le crime, qu’on assistât aux scènes terribles qu’il décrivait.
Ses auditeurs retenaient leur souffle, évitant même un geste approbateur qui eût pu distraire son attention.
– À ce moment, poursuivit l’agent de la Sûreté, la rage et l’effroi du comte de Trémorel étaient au comble. Il s’était dit, lorsqu’il préméditait le crime, qu’il tuerait sa femme, qu’il s’emparerait de la lettre, qu’il exécuterait bien vite son plan si perfide, et qu’il fuirait.
«Et voilà que tous ses projets étaient déconcertés.
«Que de temps perdu, lorsque chaque minute envolée emportait une chance de salut!
«Puis la probabilité de mille dangers auxquels il n’avait pas réfléchi, se présentait à son esprit. Pourquoi un ami ne viendrait-il pas lui demander l’hospitalité, comme cela était arrivé vingt fois? Que penserait un passant arrêté sur la route, de cette lumière affolée courant de pièce en pièce? Un des domestiques ne pouvait-il revenir?
«Une fois dans le salon, il croit qu’on sonne à la grille, et telle est sa terreur que la bougie qu’il tient à la main lui échappe, et que moi, j’ai retrouvé sur le tapis la marque de cette bougie tombée.
«Il entend des bruits étranges, tels que jamais pareils n’ont frappé son oreille. Il lui semble qu’on marche dans la pièce voisine, le parquet craque. Sa femme est-elle vraiment morte, l’a-t-il bien tuée? Ne va-t-elle pas se lever tout à coup, courir à la fenêtre, appeler au secours?
«C’est obsédé de ces épouvantements qu’il revient à la chambre à coucher, qu’il reprend son poignard et qu’il frappe de nouveau le cadavre de la comtesse. Mais sa main est si peu assurée qu’il ne fait que des blessures légères.
«Vous l’avez remarqué, docteur, et consigné sur votre projet de rapport, toutes ces blessures ont la même direction. Elles forment avec le corps un angle droit qui prouve que la victime était couchée lorsqu’on la hachait ainsi.
«Puis, dans l’emportement de sa frénésie, le misérable foule aux pieds le corps de cette femme assassinée par lui, et les talons de ses bottes lui font ces contusions sans ecchymose relevées par l’autopsie…
M. Lecoq s’arrêta pour reprendre haleine.
Il ne racontait pas seulement le drame, il le mimait, il le jouait, ajoutant l’ascendant du geste à l’empire de la parole, et chacune de ses phrases reconstituant une scène, expliquait un fait et dissipait un doute. Comme tous les artistes de génie, qui s’incarnent vraiment dans le personnage qu’ils représentent, l’agent de la Sûreté ressentait réellement quelque chose des sensations qu’il traduisait, et son masque mobile avait alors une effrayante expression.
– Voici donc, reprit-il, la première partie du drame.
«À ce transport furieux succède chez le comte un irrésistible anéantissement.
«Les circonstances diverses que je vous décris, se remarquent d’ailleurs dans presque tous les grands crimes. Toujours, l’assassin, après le meurtre, est saisi d’une haine épouvantable et inexpliquée contre sa victime, et souvent il s’acharne après le cadavre. Puis, vient une période d’affaissement, si grand, de torpeur si invincible, qu’on a vu des misérables s’endormir littéralement dans le sang, qu’on les surprenait endormis, qu’on avait toutes les peines du monde à les réveiller.
«Lorsqu’il a eu affreusement mutilé le corps de sa femme, M. de Trémorel a dû se laisser tomber dans un des fauteuils de la chambre. Et, en effet, les lambeaux de l’étoffe d’un des sièges ont gardé certains plis qui indiquent bien qu’on s’est assis dessus.
«Quelles sont alors les réflexions du comte? Il songe aux longues heures envolées, aux heures si courtes qui lui restent. Il n’a rien trouvé. Il songe que c’est à peine si, avant le jour, il aura le temps d’exécuter les mesures dont l’ensemble doit dérouter l’instruction et assurer son impunité en faisant croire à sa mort. Et il faut fuir, bien vite, fuir sans ce papier maudit.
«Il rassemble ses forces, il se lève, et, savez-vous ce qu’il fait?
«Il saisit une paire de ciseaux et coupe sa longue barbe si soignée.
– Ah! interrompit le père Plantat, voilà donc pourquoi vous regardiez tant le portrait.
M. Lecoq mettait trop d’attention à suivre le fil de ses déductions pour relever l’interruption.
– Il est, poursuivait-il, de ces détails vulgaires que leur trivialité précisément rend terribles, lorsqu’ils sont entourés de certaines circonstances.
«Vous représentez-vous le comte de Trémorel, pâle, couvert du sang de sa femme, debout devant sa glace et se rasant, faisant mousser le savon sur sa figure, dans cette chambre bouleversée, lorsqu’à trois pas de lui à terre, gît le cadavre chaud encore, palpitant.
«Se regarder, se voir dans une glace après un meurtre, est, entendez-moi bien, un acte d’épouvantable énergie dont peu de criminels sont capables.
«Du reste, les mains du comte tremblaient si fort, qu’à peine il pouvait tenir le rasoir, et sa figure doit être sillonnée de balafres.