Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Il faut nous résumer, reprit l’agent de la Sûreté, et mettre en commun nos observations. Toutes nos lumières ne sont pas de trop pour jeter un peu de jour sur cette affaire, une des plus ténébreuses que j’aie rencontrées depuis longtemps. La situation est périlleuse et le temps presse. De notre habileté dépend le sort de plusieurs innocents qu’accablent des charges plus que suffisantes pour arracher un «Oui», à n’importe quel jury. Nous avons un système, mais M. Domini en a un aussi, et le sien est basé sur des faits matériels, pendant que le nôtre ne repose que sur des sensations très discutables.

– Nous avons mieux que des sensations, M. Lecoq, répondit le juge de paix.

– Je pense comme vous, approuva le docteur, mais encore faut-il prouver.

– Et je prouverai, mille diables, répondit vivement M. Lecoq. L’affaire est compliquée, difficile, tant mieux! Eh! si elle était simple, je retournerais sur-le-champ à Paris, et demain je vous enverrais un de mes hommes. Je laisse aux enfants les rébus faciles. Ce qu’il me faut, à moi, c’est l’énigme indéchiffrable, pour la déchiffrer; la lutte, pour montrer ma force; l’obstacle, pour le vaincre.

Le père Plantat et le docteur n’avaient pas assez d’yeux pour regarder l’homme de la police. Il était comme transfiguré.

C’était encore le même homme, à cheveux et à favoris jaunes, à redingote de propriétaire, et cependant le regard, la voix, la physionomie, les traits même avaient changé. Des paillettes de feu s’allumaient dans ses yeux, sa voix avait un timbre métallique et vibrant, son geste impérieux affirmant l’audace de sa pensée et l’énergie de sa résolution.

– Vous pensez bien, messieurs, poursuivit-il, qu’on ne fait pas de la police comme moi, pour les quelques milliers de francs que donne par an la préfecture. Autant s’établir épicier, si on n’a pas la vocation. Tel que vous me voyez, à vingt ans, après de fortes études, je suis entré comme calculateur chez un astronome. C’est une position sociale. Mon patron me donnait soixante-dix francs par mois et le déjeuner. Moyennant quoi je devais être bien mis et couvrir de chiffres je ne sais combien de mètres carrés par jour.

M. Lecoq tira précipitamment quelques bouffées de son cigare qui s’éteignait, tout en observant curieusement le père Plantat.

Bientôt il reprit:

– Eh bien! figurez-vous que je ne me trouvais pas le plus heureux des hommes. C’est que, j’ai oublié de vous le dire, j’avais deux petits vices, j’aimais les femmes et j’aimais le jeu. On n’est pas parfait. Les soixante-dix francs de mon astronome me semblaient insuffisants, et tout en alignant mes colonnes de chiffres, je songeais au moyen de faire fortune du soir au lendemain. Il n’est en somme qu’un moyen: s’approprier le bien d’autrui assez adroitement pour n’être pas inquiété. C’est à quoi je pensais du matin au soir. Mon esprit, fertile en combinaisons, me présentait cent projets plus praticables les uns que les autres. Je vous épouvanterais si je vous racontais la moitié seulement de ce que j’imaginais en ce temps-là. S’il existait, voyez-vous, beaucoup de voleurs de ma force, il faudrait rayer du dictionnaire le mot propriété. Les précautions aussi bien que les coffres-forts seraient inutiles. Heureusement pour ceux qui possèdent, les malfaiteurs sont des idiots. Les filous de Paris – la capitale de l’intelligence – en sont encore au vol à l’américaine et au vol au poivrier; c’est honteux.

«Où veut-il en venir?» pensait le docteur Gendron.

Et alternativement il examinait le père Plantat, dont l’attention ressemblait au recueil de la réflexion, et l’agent de la Sûreté, qui déjà poursuivait:

– Moi-même, un jour, j’eus peur de mes idées. Je venais d’inventer une petite opération au moyen de laquelle on enlèverait deux cent mille francs à n’importe quel banquier, sans plus de danger et aussi aisément que j’enlève cette tasse. Si bien que je me dis: «Mon garçon, pour peu que cela continue, un moment viendra où, de l’idée, tu passeras naturellement à l’exécution.»

C’est pourquoi, étant né honnête – une chance – et tenant absolument à utiliser les aptitudes que m’avait départies la nature, huit jours plus tard je remerciais mon astronome et j’entrais à la préfecture. Dans la crainte de devenir voleur, je devenais agent de police.

– Et vous êtes content du changement? demanda le docteur Gendron.

– Ma foi! monsieur, mon premier regret est encore à venir. Je suis heureux, puisque j’exerce en liberté et utilement mes facultés de calcul et de déduction. L’existence a pour moi un attrait énorme, parce qu’il est encore en moi une passion qui domine toutes les autres: la curiosité. Je suis curieux.

L’agent de la Sûreté eut un sourire. Il songeait au double sens de ce mot: curieux.

– Il est des gens, continua-t-il, qui ont la rage du théâtre. Cette rage est un peu la mienne. Seulement, je ne comprends pas qu’on puisse prendre plaisir au misérable étalage des fictions qui sont à la vie ce que le quinquet de la rampe est au soleil. S’intéresser à des sentiments plus ou moins bien exprimés, mais fictifs, me paraît une monstrueuse convention. Quoi! vous pouvez rire des plaisanteries d’un comédien que vous savez un père de famille besogneux! Quoi! vous plaignez le triste sort de la pauvre actrice qui s’empoisonne, quand vous savez qu’en sortant vous allez la rencontrer sur le boulevard! C’est pitoyable!

– Fermons les théâtres! murmura le docteur Gendron.

– Plus difficile ou plus blasé que le public, continua M. Lecoq, il me faut, à moi, des comédies véritables ou des drames réels. La société, voilà mon théâtre. Mes acteurs, à moi, ont le rire franc ou pleurent de vraies larmes.

Un crime se commet, c’est le prologue.

J’arrive, le premier acte commence. D’un coup d’œil je saisis les moindres nuances de la mise en scène. Puis, je cherche à pénétrer les mobiles, je groupe mes personnages, je rattache les épisodes au fait capital, je lie en faisceau toutes les circonstances. Voici l’exposition.

Bientôt, l’action se corse, le fil de mes inductions me conduit au coupable; je le devine, je l’arrête, je le livre.

Alors, arrive la grande scène, le prévenu se débat, il ruse, il veut donner le change; mais armé des armes que je lui ai forgées, le juge d’instruction l’accable, il se trouble; il n’avoue pas, mais il est confondu.

Et autour de ce personnage principal, que de personnages secondaires, les complices, les instigateurs du crime, les amis, les ennemis, les témoins! Les uns sont terribles, effrayants, lugubres, les autres grotesques. Et vous ne savez pas ce qu’est le comique dans l’horrible.

La Cour d’assises, voilà mon dernier tableau. L’accusation parle, mais c’est moi qui ai fourni les idées; les phrases sont les broderies jetées sur le canevas de mon rapport. Le président pose les questions aux jurés; quelle émotion! C’est le sort de mon drame qui se décide. Le jury répond: Non. C’en est fait, ma pièce était mauvaise, je suis sifflé. Est-ce oui, au contraire, c’est que ma pièce était bonne; on m’applaudit, je triomphe.

34
{"b":"125304","o":1}