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Le juge d’instruction remit Guespin au brigadier de gendarmerie, avec l’ordre, de ne pas le perdre de vue. Il envoya ensuite chercher le vieux La Ripaille.

Ce bonhomme n’était pas de ceux qui se troublent. Tant de fois il avait eu maille à partir avec la justice qu’un interrogatoire de plus le touchait médiocrement. Le père Plantat remarqua qu’il semblait bien plus contrarié qu’inquiet.

– Cet homme est fort mal noté dans ma commune, souffla le maire au juge d’instruction.

La Ripaille entendit la réflexion et sourit.

Interrogé par le juge d’instruction, il raconta d’une façon très nette et très claire, fort exacte en même temps, la scène du matin, sa résistance, l’insistance de son fils. Il expliqua les prudentes raisons de leur mensonge. Là encore le chapitre des antécédents reparut.

– Je vaux mieux que ma réputation, allez, affirma La Ripaille, et il y a bien des gens qui ne peuvent pas en dire autant. J’en connais d’aucun, j’en connais d’aucunes surtout – il regardait M. Courtois – qui, si je voulais babiller!… On voit bien des choses quand on court la nuit… Enfin, suffit.

On essaya de le faire s’expliquer sur ses allusions.

En vain. Lorsqu’on lui demanda où et comment il avait passé la nuit, il répondit que, sorti à dix heures du cabaret, il était allé poser quelques collets dans les bois de Mauprévoir et que, vers une heure du matin, il était rentré se coucher.

– À preuve, ajouta-t-il, qu’ils doivent y être encore et que peut-être il y a du gibier de pris.

– Trouveriez-vous un témoin pour affirmer que vous êtes rentré à une heure? demanda le maire qui pensait à la pendule arrêtée sur trois heures vingt minutes.

– Je n’en sais, ma foi, rien, répondit insoucieusement le vieux maraudeur, il est même bien possible que mon fils ne se soit pas réveillé quand je me suis couché.

Et comme le juge d’instruction réfléchissait:

– Je devine bien, lui dit-il, que vous allez me mettre en prison jusqu’à ce qu’on ait trouvé les coupables. Si nous étions en hiver, je ne me plaindrais pas trop; on est bien en prison, et il y fait chaud. Mais juste au moment de la chasse, c’est contrariant. Enfin, ce sera une bonne leçon pour Philippe; ça lui apprendra ce qu’il en coûte pour rendre service aux bourgeois.

– Assez! interrompit sévèrement M. Domini. Connaissez-vous Guespin?

Ce nom éteignit brusquement la verve narquoise de La Ripaille; ses petits yeux gris exprimèrent une singulière inquiétude.

– Certainement, répondit-il d’un ton très embarrassé, nous avons d’aucunes fois fait une partie de cartes, vous comprenez, en sirotant un gloria [1].

L’inquiétude du bonhomme frappa beaucoup les quatre auditeurs. Le père Plantat particulièrement laissa voir une surprise profonde.

Le vieux maraudeur était bien trop fin pour ne pas s’apercevoir de l’effet produit.

– Ma foi! tant pis! s’exclama-t-il, je vais tout vous dire, chacun pour soi; n’est-ce pas? si Guespin a fait le coup, ce n’est pas ça qui le rendra plus noir, et moi je n’en serai pas bien plus mal vu. Je connais ce garçon parce qu’il m’a donné à vendre des fraises et des raisins de la serre du comte, je suppose qu’il les volait, et ce n’est peut-être pas très bien, nous partagions l’argent que j’en retirais.

Le père Plantat ne put retenir un: «Ah!» de satisfaction qui devait vouloir dire: «À la bonne heure! je savais bien!»

Lorsqu’il avait dit qu’on le mettrait en prison, La Ripaille ne s’était pas trompé. Le juge d’instruction maintint son arrestation.

C’était au tour de Philippe.

Le pauvre garçon était dans un état à faire pitié: il pleurait à chaudes larmes.

– M’accuser d’un si grand crime, moi! répétait-il.

Interrogé, il dit purement et simplement la vérité, s’excusant toutefois d’avoir osé pénétrer dans le parc en franchissant le fossé.

Lorsqu’on lui demanda à quelle heure son père était rentré, il répondit qu’il n’en savait rien; il s’était couché vers neuf heures et n’avait fait qu’un somme jusqu’au matin.

Il connaissait Guespin pour l’avoir vu venir chez eux à diverses reprises. Il n’ignorait pas que son père faisait des affaires avec le jardinier de M. de Trémorel, mais il ignorait quelles affaires. Il n’avait pas d’ailleurs parlé à Guespin quatre fois en tout. Le juge d’instruction ordonna la mise en liberté de Philippe, non qu’il fût absolument convaincu de son innocence, mais parce que si un crime a été commis par plusieurs complices, il est bon de laisser dehors un de ceux qu’on tient; on le surveille et il fait prendre les autres.

Cependant le cadavre du comte ne se retrouvait toujours pas. On avait vainement battu le parc avec un soin extrême, visité les taillis, fouillé les moindres massifs.

– On l’aura jeté à l’eau, insinua le maire.

Ce fut l’avis de M. Domini. Des pêcheurs furent mandés et reçurent l’ordre de sonder la Seine, en commençant leurs recherches un peu au-dessus de l’endroit où on avait retrouvé le corps de la comtesse. Il était alors près de trois heures. Le père Plantat fit remarquer que personne, très probablement, n’avait rien mangé de la journée. Ne serait-il pas sage de prendre à la hâte quelque nourriture si on voulait poursuivre les investigations jusqu’à la tombée de la nuit.

Ce rappel aux exigences triviales de notre pauvre humanité déplut souverainement au sensible maire d’Orcival, et même l’humilia quelque peu en sa dignité d’homme et d’administrateur.

Comme cependant on donna raison au père Plantat, M. Courtois essaya de suivre l’exemple général. Dieu sait pourtant qu’il n’avait pas le moindre appétit.

Et alors, autour de cette table, humide encore du vin versé par les assassins, le juge d’instruction, le père Plantat, le médecin et le maire vinrent s’asseoir et prendre à la hâte une collation improvisée.

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[1] Café et cognac. (Note du correcteur ELG.)

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