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– Très passablement, et Laurence aussi. Cela étant, notre piste est bien la bonne, car nous savons que Trémorel a coupé sa barbe le soir du crime. Nous pouvons marcher…

Cependant le Pâlot, qui s’attendait à des éloges, paraissait quelque peu décontenancé.

– Mon garçon, lui dit l’agent de la Sûreté, je trouve ton enquête très jolie, une bonne gratification te le prouvera. Ignorant ce que nous savons, tes déductions étaient justes. Mais revenons à l’hôtel, tu dois avoir le plan du rez-de-chaussée?

– Certes, monsieur, et aussi du premier. Le portier, qui n’était pas muet, m’a donné quantité de renseignements sur ses maîtres qu’il ne sert pourtant que depuis deux jours. La dame est affreusement triste et ne fait que pleurer.

– Nous le savons. Le plan, le plan…

– En bas, nous avons une large et haute voûte pavée, pour le passage des voitures. De l’autre côté de la voûte est une assez grande cour, l’écurie et la remise, sont au fond de la cour. À gauche de la voûte est le logement du portier. À droite est une porte vitrée donnant sur un escalier de six marches, qui conduit à un vestibule sur lequel ouvrent le salon, la salle à manger et deux autres petites pièces. Au premier se trouvent les chambres de Monsieur et Madame, un cabinet de travail, un…

– Assez! interrompit M. Lecoq, mon siège est fait.

Et se levant brusquement, il ouvrit la porte de son compartiment et passa, suivi de M. Plantat et du Pâlot, dans le grand cabinet. Comme la première fois, tous les agents se levèrent.

– M. Job, dit alors l’agent de la Sûreté à son lieutenant, écoutez bien l’ordre. Vous allez, dès que je serai parti, régler ce que vous devez ici. Puis, comme il faut que je vous aie sous la main, vous irez tous vous installer chez le premier marchand de vins qu’on trouve à droite, en remontant la rue d’Amsterdam. Dînez, vous avez le temps, mais sobrement, vous entendez.

Il tira de son porte-monnaie deux louis, qu’il plaça sur la table en disant:

– Voilà pour le dîner.

Puis il sortit, après avoir recommandé à Pâlot de le suivre de très près. Avant tout, M. Lecoq avait hâte de reconnaître par lui-même l’hôtel habité par Trémorel. D’un coup d’œil il jugea que les dispositions intérieures étaient bien telles que le disait Pâlot.

– C’est bien cela, dit-il au père Plantat, nous avons la position pour nous. Nos chances sont à cette heure de quatre-vingt-dix sur cent.

– Qu’allez-vous faire? demanda le vieux juge de paix que l’émotion gagnait à mesure qu’approchait le moment décisif.

– Pour le moment, rien, je ne veux agir que la nuit venue. Ainsi, ajouta-t-il presque gaiement, puisque nous avons deux heures à nous, faisons comme nos hommes, je sais justement dans ce quartier, à deux pas, un restaurant où on dîne fort bien, allons dîner.

Et sans attendre la réponse du père Plantat, il l’entraîna vers le restaurant du passage du Havre. Mais au moment de mettre la main sur le bouton de la porte, il s’arrêta et fit un signe. Pâlot aussitôt s’approcha.

– Je te donne deux heures, lui dit-il, pour te faire une tête que ne reconnaisse pas le portier de tantôt et pour manger une bouchée. Tu es garçon tapissier. File vite, je t’attends dans ce restaurant.

Ainsi que l’avait affirmé M. Lecoq, on dîne très bien au restaurant du Havre. Le malheur est que le père Plantat ne put en juger. Plus que le matin encore, il avait le cœur serré, et avaler une seule bouchée lui eût été impossible. Si seulement il eût connu quelque chose des projets de son guide! Mais l’agent de la Sûreté était resté impénétrable, se contentant de répondre à toutes les questions:

– Laissez-moi faire, fiez-vous à moi.

Certes, la confiance de M. Plantat était grande, mais plus il réfléchissait, plus cette tentative de soustraire Trémorel à la Cour d’assises lui paraissait périlleuse, hérissée d’insurmontables difficultés, presque insensée. Les doutes les plus poignants assiégeaient son esprit et le torturaient. C’était sa vie, en somme, qui se jouait, car il s’était juré qu’il ne survivrait pas à la perte de Laurence, réduite à confesser, en plein tribunal, et son déshonneur et son amour pour Hector.

M. Lecoq essaya bien de presser son convive, il voulait le décider à prendre au moins un potage et un verre de vieux bordeaux; bientôt il reconnut l’inutilité de ses efforts et prit le parti de dîner comme s’il eût été seul. Il était fort soucieux, mais jamais l’incertitude du résultat poursuivi ne lui a fait perdre une bouchée. Il mangea longuement et bien, et vida lestement sa bouteille de Léoville. Cependant, la nuit était venue, et déjà les garçons commençaient à allumer les lustres. Peu à peu la salle s’était vidée, et le père Plantat et M. Lecoq se trouvaient presque seuls.

– Ne serait-il pas enfin temps d’agir? demanda timidement le vieux juge de paix.

L’agent de la Sûreté tira sa montre:

– Nous avons encore près d’une heure à nous, répondit-il, pourtant je vais tout préparer.

Il appela le garçon et demanda, en même temps qu’une tasse de café, ce qu’il faut pour écrire.

– Voyez-vous, monsieur, poursuivait-il, pendant qu’on s’empressait de le servir, l’important pour nous est d’arriver jusqu’à Mlle Laurence à l’insu de Trémorel. Il nous faut dix minutes d’entretien avec elle et chez elle. Telle est l’indispensable condition de notre succès.

Le vieux juge de paix s’attendait probablement à quelque coup de théâtre immédiat et décisif, car cette déclaration de M. Lecoq sembla le consterner.

– S’il en est ainsi, fit-il avec un geste désolé, autant renoncer à notre projet.

– Pourquoi?

– Parce que bien évidemment Trémorel ne doit pas laisser Laurence seule une minute.

– Aussi ai-je songé à l’attirer dehors.

– Et c’est vous, monsieur, si perspicace d’ordinaire qui pouvez supposer qu’il s’aventurera dans les rues! Vous ne vous rendez donc pas compte de sa situation en ce moment. Songez qu’il doit être en proie à des terreurs sans bornes. Nous savons, nous, qu’on ne retrouvera pas la dénonciation de Sauvresy, mais il l’ignore, lui. Il se dit que peut-être ce manuscrit a été retrouvé, qu’on a eu des soupçons et que déjà sans doute il est recherché, poursuivi, traqué par la police.

M. Lecoq eut un sourire triomphant.

– Je me suis dit tout cela, répondit-il, et bien d’autres choses encore. Ah! trouver un moyen de débusquer Trémorel n’était pas aisé. Je l’ai cherché longtemps, mais enfin je l’ai trouvé, juste comme nous entrions ici. Dans une heure, le comte de Trémorel sera au faubourg Saint-Germain. Il va m’en coûter un faux c’est vrai, mais vous m’accorderez bien des circonstances atténuantes. D’ailleurs, qui veut la fin, veut les moyens.

Il prit la plume et, sans quitter son cigare, rapidement, il écrivit:

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