Cependant, le lion et les deux lionnes avaient senti le danger. À la vue de leur tanière barricadée, ils s’arrêtèrent. Moins de soixante pas les en séparaient. Le mâle poussa un rugissement rauque, et, suivi des deux lionnes, il se jeta dans un hallier sur la droite, un peu au-dessous de l’endroit où les chasseurs s’étaient arrêtés d’abord. On voyait distinctement ces redoutables bêtes à travers les branches, leurs flancs jaunes, leurs oreilles dressées, leurs yeux brillants.
«Les perdreaux sont là, murmura sir John à l’oreille du bushman. À chacun le sien.
– Non, répondit Mokoum à voix basse, la nichée n’est pas complète, et la détonation effrayerait les autres.
– Bochjesman, êtes-vous sûr de votre flèche à cette distance?
– Oui, Mokoum, répondit l’indigène.
– Eh bien, au flanc gauche du mâle, et crevez-lui le cœur!»
Le Bochjesman tendit son arc, et visa avec une grande attention à travers les broussailles. La flèche partit en sifflant. Un rugissement éclata. Le lion fit un bond et retomba à trente pas de la caverne. Là, il resta sans mouvement, et l’on put voir ses dents acérées qui se détachaient sur ses babines rouges de sang.
«Bien, Bochjesman!» dit le chasseur.
En ce moment, les lionnes, quittant le hallier, se précipitèrent sur le corps du lion. À leurs formidables rugissements, deux autres lions, dont un vieux mâle à griffes jaunes, suivi d’une troisième lionne, apparurent au tournant du défilé. Sous l’influence d’une effroyable fureur, leur crinière noire, se hérissant, les faisait paraître gigantesques. Ils semblaient avoir acquis le double de leur volume ordinaire. Ils bondissaient en poussant des rugissements d’une incroyable intensité.
«Aux carabines, maintenant, s’écria le bushman, et tirons-les au vol, puisqu’ils ne veulent pas se poser!»
Deux détonations éclatèrent. L’un des lions, frappé par la balle explosible du bushman, à la naissance des reins, tomba foudroyé. L’autre lion, visé par sir John, une patte cassée, se précipita vers la barricade. Les lionnes furieuses l’avaient suivi. Ces terribles animaux voulaient forcer l’entrée de la caverne, et ne pouvaient manquer de réussir si une balle ne les arrêtait pas.
Le bushman, sir John et l’indigène s’étaient retirés au fond de la tanière. Les fusils avaient été rapidement rechargés. Un ou deux coups heureux, et les fauves allaient peut-être tomber inanimés, quand une circonstance imprévue vint rendre terrible la situation des trois chasseurs.
Tout d’un coup, une épaisse fumée remplit la taverne. Une des bourres, tombée au milieu des broussailles sèches, les avait enflammées. Bientôt une nappe de flammes, développée par le vent, fut tendue entre les hommes et les animaux. Les lions reculèrent. Les chasseurs ne pouvaient plus demeurer dans leur gîte sans s’exposer à être étouffés en quelques instants.
C’était une position terrible. Il n’y avait pas à hésiter.
«Au dehors! au dehors!» s’écria le bushman qui suffoquait déjà.
Aussitôt les broussailles furent écartées avec la crosse des fusils, les pierres de la barricade furent repoussées, et les trois chasseurs, à demi-étouffés, se précipitèrent au dehors au milieu du tourbillon de fumée.
L’indigène et sir John avaient à peine eu le temps de se reconnaître que tous deux étaient renversés, l’Africain d’un coup de tête, l’Anglais d’un coup de queue des lionnes encore valides. L’indigène, frappé en pleine poitrine, resta sans mouvement sur le sol. Sir John crut avoir la jambe cassée, et tomba sur les genoux. Mais au moment où l’animal revenait sur lui, une balle du bushman l’arrêta net, et, rencontrant un os, éclata dans son corps.
En ce moment, Michel Zorn, William Emery et les deux Bochjesmen, apparaissant au détour du défilé, vinrent fort à propos prendre part au combat. Deux lions et une lionne avaient succombé aux mortelles atteintes des balles et des flèches. Mais les survivants, les deux autres lionnes et le mâle, dont la patte avait été brisée par le coup de feu de sir John, étaient encore redoutables. Cependant, les rifles rayés, manœuvrés par une main sûre, faisaient en ce moment leur office. Une seconde lionne tomba, frappée de deux balles à la tête et au flanc. Le lion blessé et la troisième lionne, faisant alors un bond prodigieux et passant par-dessus la tête des jeunes gens, disparurent au tournant du défilé, salués une dernière fois de deux balles et de deux flèches.
Un hurrah triomphant fut poussé par sir John. Les lions étaient vaincus. Quatre cadavres gisaient sur le sol.
On s’empressa près de sir John Murray. Avec l’aide de ses amis, il put se relever. Sa jambe, fort heureusement, n’était pas cassée. Quant à l’indigène que le coup de tête avait renversé, il revint à lui après quelques instants, n’ayant été qu’étourdi par cette violente poussée. Une heure plus tard, la petite troupe avait regagné le taillis où les chevaux étaient attachés, sans avoir revu le couple fugitif.
«Eh bien, dit alors Mokoum à sir John, Votre Honneur est-il satisfait de nos perdreaux d’Afrique?
– Enchanté, répondit sir John, en se frottant sa jambe contusionnée, enchanté! Mais quelle queue ils ont, mon digne bushman, quelle queue!»
Chapitre XIII Avec l’aide du feu.
Cependant, le colonel Everest et ses collègues attendaient au campement, avec une impatience bien naturelle, le résultat du combat engagé au pied de la montagne. Si les chasseurs réussissaient, la mire lumineuse devait apparaître dans la nuit. On conçoit l’inquiétude dans laquelle les savants passèrent toute cette journée. Leurs instruments étaient prêts. Ils les avaient braqués sur le sommet du mont, de manière à embrasser dans le champ des lunettes une lueur si faible qu’elle fût! Mais cette lueur se montrerait-elle?
Le colonel Everest et Mathieu Strux ne purent goûter un instant de repos. Seul, Nicolas Palander, toujours absorbé, oubliait dans ses calculs qu’un danger quelconque menaçait ses collègues. Qu’on ne l’accuse pas d’égoïsme original! – On pouvait dire de lui ce que l’on disait du mathématicien Bouvard. «Il ne cessera de calculer que lorsqu’il cessera de vivre.» Et même, peut-être, Nicolas Palander ne cessera-t-il de vivre que parce qu’il cessera de calculer!
Il faut dire, cependant, qu’au milieu de leurs inquiétudes, les deux savants anglais et russes songèrent au moins autant à l’accomplissement de leurs opérations géodésiques qu’aux dangers courus par leurs amis. Ces dangers, ils les eussent bravés eux-mêmes, n’oubliant point qu’ils appartenaient à la science militante. Mais le résultat les préoccupait. Un obstacle physique, s’il n’était surmonté, pouvait arrêter définitivement leurs travaux, ou du moins les retarder. L’anxiété des deux astronomes, pendant cette interminable journée, se comprendra donc facilement.
Enfin la nuit vint. Le colonel Everest et Mathieu Strux, devant observer chacun pendant une demi-heure, se postèrent tour à tour devant l’oculaire de la lunette. Au milieu de cette obscurité, ils ne prononçaient pas une parole, et se relayaient avec une exactitude chronométrique. C’était à qui apercevrait le premier ce signal si impatiemment attendu.