Le chef de la tribu, qui résidait à Lattakou, un certain Moulibahan, crut devoir se rendre près des Européens, afin de leur rendre ses devoirs. Moulibahan, assez bel homme, n’ayant du nègre ni les lèvres épaisses ni le nez épaté, montrant une figure ronde et non rétrécie dans sa partie inférieure comme celle des Hottentots, était vêtu d’un manteau de peaux cousues ensemble avec beaucoup d’art, et d’un tablier appelé «pukoje» dans la langue du pays. Il était coiffé d’une calotte de cuir, et chaussé de sandales en cuir de bœuf. À ses coudes se contournaient des anneaux d’ivoire; à ses oreilles se balançait une lame de cuivre longue de quatre pouces, sorte de boucle d’oreille qui est aussi une amulette. Au-dessus de sa calotte se développait la queue d’une antilope. Son bâton de chasse supportait une touffe de petites plumes noires d’autruche. Quant à la couleur naturelle du corps de ce chef Béchuana, on ne pouvait la reconnaître sous l’épaisse couche d’ocre qui l’oignait des pieds à la tête. Quelques incisions à la cuisse, rendues ineffaçables, indiquaient le nombre d’ennemis tués par Moulibahan.
Ce chef, au moins aussi grave que Mathieu Strux lui-même, s’approcha des Européens, et les prit successivement par le nez. Les Russes se laissèrent faire sérieusement. Les Anglais furent un peu plus récalcitrants. Cependant, suivant les mœurs africaines, c’était un engagement solennel de remplir envers les Européens les devoirs de l’hospitalité.
Cette cérémonie achevée, Moulibahan se retira sans avoir prononcé une seule parole.
«Et maintenant que nous voici naturalisés Béchuanas, dit le colonel Everest, occupons-nous, sans perdre ni un jour ni une heure, de nos opérations.»
Ni un jour ni une heure ne furent perdus, et cependant, – tant l’organisation d’une telle expédition exige de soins et de détails, – la commission ne fut pas prête à partir avant les premiers jours de mars. C’était, d’ailleurs, la date assignée par le colonel Everest. À cette époque, la saison des pluies venait de finir, et l’eau, conservée dans les plis de terrain, devait fournir une ressource précieuse aux voyageurs du désert.
Le départ fut donc fixé au 2 mars. Ce jour-là toute la caravane, mise sous les ordres de Mokoum, était prête. Les Européens firent leurs adieux aux missionnaires de Lattakou, et quittèrent la bourgade à sept heures du matin.
«Où allons-nous, colonel? demanda William Emery, au moment où la caravane tournait la dernière case de la ville.
– Droit devant nous, monsieur Emery, répondit le colonel, jusqu’au moment où nous aurons trouvé un emplacement convenable pour l’établissement d’une base!»
À huit heures, la caravane avait dépassé les collines aplaties et couvertes d’arbrisseaux nains, qui cernent la bourgade de Lattakou. Immédiatement, le désert avec ses dangers, ses fatigues, ses hasards, se déroula devant le pas des voyageurs.
Chapitre VI Où l’on achève de se connaître.
L’escorte, commandée par le bushman, se composait de cent hommes. Ces indigènes étaient tous Bochjesmen, gens laborieux, peu irritables, peu querelleurs, capables de supporter de grandes fatigues physiques. Autrefois, avant l’arrivée des missionnaires, ces Bochjesmen, menteurs et inhospitaliers, ne recherchaient que le meurtre et le pillage, et profitaient habituellement du sommeil de leurs ennemis pour les massacrer. Les missionnaires ont en partie modifié ces mœurs barbares; mais cependant ces indigènes sont toujours plus ou moins pilleurs de fermes et enleveurs de bestiaux.
Dix chariots, semblables au véhicule que le bushman avait conduit aux chutes de Morgheda, formaient le matériel roulant de l’expédition. Deux de ces chariots, sortes de maisons ambulantes, offraient un certain confort, et devaient servir au campement des Européens. Le colonel Everest et ses compagnons étaient ainsi suivis d’une habitation en bois, au plancher sec, bien bâchée d’une toile imperméable, et garnie de diverses couchettes et d’ustensiles de toilette. Dans les lieux de campement, c’était autant de temps économisé pour dresser la tente, puisque la tente arrivait toute dressée.
Un de ces chariots était destiné au colonel Everest et à ses deux compatriotes, sir John Murray et William Emery. L’autre était habité par les Russes, Mathieu Strux, Nicolas Palander et Michel Zorn. Deux autres véhicules, disposés sur le même modèle, appartenaient, l’un aux cinq Anglais, et l’autre aux cinq Russes, qui formaient l’équipage du Queen and Tzar.
Il va sans dire que la coque et la machine de la chaloupe à vapeur, démontées par pièces et chargées sur un des chariots de l’expédition, suivaient les voyageurs à travers le désert africain. Les lacs sont nombreux à l’intérieur de ce continent. Quelques-uns pouvaient exister sur le parcours que choisirait la commission scientifique, et sa chaloupe lui rendrait alors de grands services.
Les autres chariots transportaient les instruments, les vivres, les colis des voyageurs, leurs armes, leurs munitions, les ustensiles nécessaires à la triangulation projetée, tels que pylônes portatifs, poteaux de signal, réverbères, chevalets nécessaires à la mesure de la base, et enfin les objets destinés aux cent hommes de l’escorte. Les vivres des Bochjesmen consistaient principalement en «biltongue», viande d’antilope, de buffle ou d’éléphant, découpée en longues lanières, qui, séchée au soleil ou soumise à l’action d’un feu lent, peut se conserver sous cette forme pendant des mois entiers. Ce mode de préparation économise l’emploi du sel, et il est fort suivi dans les régions où manque cet utile minéral. Quant au pain, les Bochjesmen comptaient le remplacer par divers fruits ou racines, les amandes de l’arachide, les bulbes de certaines espèces de mesembryanthèmes, tels que la figue indigène, des châtaignes, ou la moelle d’une variété de zamic, qui porte précisément le nom de «pain de cafre.» Ces aliments, empruntés au règne végétal, devaient être renouvelés sur la route. Quant à la nourriture animale, les chasseurs de la troupe, maniant avec une adresse remarquable leurs arcs en bois d’aloës et leurs assagaies, sortes de longues lances, devaient battre les forêts ou les plaines et ravitailler la caravane.
Six bœufs, originaires du Cap, longues jambes, épaules hautes, cornes grandes, étaient attelés au timon de chaque chariot avec des harnais de peaux de buffle. Ainsi traînés, ces lourds véhicules, grossiers échantillons du charronage primitif, ne devaient redouter ni les côtes ni les fondrières, et se déplacer sûrement, sinon rapidement, sur leurs roues massives.
Quant aux montures destinées au service des voyageurs, c’étaient de ces petits chevaux de race espagnole, noirs ou grisâtres de robe, qui furent importés au Cap des contrées de l’Amérique méridionale, bêtes douces et courageuses qui sont fort estimées. On comptait aussi dans la troupe à quatre pattes une demi-douzaine de «couaggas» domestiques, sortes d’ânes à jambes fines, à formes rebondies, dont le braiement rappelle l’aboiement du chien. Ces couaggas devaient servir pendant les expéditions partielles nécessitées par les opérations géodésiques, et transporter les instruments et ustensiles là où les lourds chariots n’auraient pu s’aventurer.
Par exception, le bushman montait avec une grâce et une adresse remarquable un animal magnifique qui excitait l’admiration de sir John Murray, fort connaisseur. C’était un zèbre dont le pelage, rayé de bandes brunes transversales, était d’une incomparable beauté. Ce zèbre mesurait quatre pieds au garrot, sept pieds de la bouche à la queue. Défiant, ombrageux par nature, il n’eût pas souffert d’autre cavalier que Mokoum, qui l’avait asservi à son usage.