En effet, l’énorme animal était mortellement blessé. Il poussait des gémissements plaintifs; sa respiration sifflait; sa queue ne s’agitait plus que faiblement, et sa trompe, puisant à la mare de sang formée par lui, déversait une pluie rouge sur les taillis voisins. Puis, la force lui manquant, il tomba sur les genoux, et mourut ainsi.
En ce moment, sir John Murray sortit du fourré d’épines. Il était à demi-nu. De ses vêtements de chasse, il ne restait plus que des loques. Mais il eût payé de sa propre peau son triomphe de sportsman.
«Un fameux animal, bushman! s’écria-t-il en examinant le cadavre de l’éléphant, un fameux animal, mais un peu trop lourd pour le carnier d’un chasseur!
– Bon! Votre Honneur, répondit Mokoum. Nous allons le dépecer sur place et nous n’emporterons que les morceaux de choix. Voyez de quelles magnifiques défenses la nature l’a pourvu! Elles pèsent au moins vingt-cinq livres chacune, et à cinq schellings la livre d’ivoire, cela fait une somme.»
Tout en parlant, le chasseur procédait au dépeçage de l’animal. Il coupa les défenses avec sa hache, et se contenta d’enlever les pieds et la trompe qui sont des morceaux de choix, dont il voulait régaler les membres de la commission scientifique. Cette opération lui demanda quelque temps, et son compagnon et lui ne furent pas de retour au campement avant midi.
Là, le bushman fit cuire les pieds du gigantesque animal suivant la mode africaine, en les enterrant dans un trou préalablement chauffé comme un four au moyen de charbons incandescents.
Il va sans dire que ce mets fut apprécié à sa juste valeur, même par l’indifférent Palander, et qu’il valut à sir John Murray les compliments de toute la troupe savante.
Chapitre X Le rapide.
Pendant leur séjour au kraal des Bochjesmen, le colonel Everest et Mathieu Strux étaient restés absolument étrangers l’un à l’autre. Les observations de latitude avaient été faites sans leur concours. N’étant point obligés de se voir «scientifiquement,» ils ne s’étaient point vus. La veille du départ, le colonel Everest avait tout simplement envoyé sa carte «P. P. C.,» à l’astronome russe, et avait reçu la carte de Mathieu Strux avec la même formule.
Le 19 mai, toute la caravane leva le camp, et reprit sa route vers le nord. Les angles adjacents à la base du huitième triangle, dont le sommet était sur la gauche de la méridienne, par un piton judicieusement choisi à une distance de six milles, avaient été mesurés. Il ne s’agissait donc plus que d’atteindre cette nouvelle station, afin de reprendre les opérations géodésiques.
Du 19 au 29 mai, la contrée fut rattachée à la méridienne par deux triangles nouveaux. Toutes les précautions avaient été prises dans le but d’obtenir une précision mathématique. L’opération marchait à souhait et jusqu’alors, les difficultés n’avaient pas été grandes. Le temps était resté favorable aux observations de jour, et le sol ne présentait aucun obstacle insurmontable. Peut-être même, par sa planité, ne se prêtait-il pas absolument aux mesures des angles. C’était comme un désert de verdure, coupé de ruisseaux qui coulaient entre des rangées de «karrée-hout,» sorte d’arbres, qui, par la disposition de leur feuillage, ressemblent au saule, et dont les Bochjesmen emploient les branches à la fabrication de leurs arcs. Ce terrain, semé de fragments de roches décomposées, mêlé d’argile, de sable et de parcelles ferrugineuses, offrait en certains endroits des symptômes d’une grande aridité. Là, toute trace d’humidité disparaissait, et la flore ne se composait plus que de certaines plantes mucilagineuses qui résistent à la plus extrême sécheresse. Mais, pendant des milles entiers, cette région ne présentait aucune extumescence qui pût être choisie pour station naturelle. Il fallait alors élever soit des poteaux indicateurs, soit des pylônes hauts de dix à douze mètres, qui pussent servir de mire. De là, une perte de temps plus ou moins considérable, qui retardait la marche de la triangulation. L’observation faite, il fallait alors démonter le pylône et le reporter à quelques milles de là afin d’y former le sommet d’un nouveau triangle. Mais, en somme, cette manœuvre se faisait sans difficulté. L’équipage de la Queenand Tzar, préposé à ce genre de travail, s’acquittait lestement de sa tâche. Ces gens, bien instruits, opéraient rapidement, et il n’y aurait eu qu’à les louer de leur adresse, si des questions d’amour-propre national n’eussent souvent semé la discorde entre eux.
En effet, cette impardonnable jalousie qui divisait leurs chefs, le colonel Everest et Mathieu Strux, excitait parfois ces marins les uns contre les autres. Michel Zorn et William Emery employaient toute leur sagesse, toute leur prudence, à combattre ces tendances fâcheuses; mais ils n’y réussissaient pas toujours. De là, des discussions, qui, de la part de gens à demi-grossiers, pouvaient dégénérer en agressions déplorables. Le colonel et le savant russe intervenaient alors, mais de manière à envenimer les choses, chacun d’eux, prenant invariablement parti pour ses nationaux, et les soutenant quand même, de quelque côté que fussent les torts. Des subordonnés, la discussion montait ainsi jusqu’aux supérieurs et s’accroissait «proportionnellement aux masses» disait Michel Zorn. Deux mois après le départ de Lattakou, il n’y avait plus que les deux jeunes gens qui eussent conservé entre eux le bon accord si nécessaire à la réussite de l’entreprise. Sir John Murray et Nicolas Palander, eux-mêmes, si absorbés qu’ils fussent, celui-ci par ses calculs, celui-là par ses aventures de chasse, commençaient à se mêler à ces discussions intestines. Bref, un certain jour, la dispute fut assez vive pour que Mathieu Strux crût devoir dire au colonel Everest:
«Prenez-le de moins haut, Monsieur, avec des astronomes qui appartiennent à cet observatoire de Poulkowa, dont la puissante lunette a permis de reconnaître que le disque d’Uranus est parfaitement circulaire!»
À quoi le colonel Everest répondit qu’on avait le droit de le prendre de plus haut encore, quand on avait l’honneur d’appartenir à l’observatoire de Cambridge, dont la puissante lunette avait permis de classer parmi les nébuleuses irrégulières la nébuleuse d’Andromède!
Puis, Mathieu Strux ayant poussé les personnalités jusqu’à dire que la lunette de Poulkowa, avec son objectif de quatorze pouces, rendait visibles les étoiles de treizième grandeur, le colonel Everest répliqua vertement que l’objectif de la lunette de Cambridge mesurait quatorze pouces tout comme la sienne, et que, dans la nuit du 31 janvier 1862, elle avait enfin découvert le mystérieux satellite qui cause les perturbations de Sirius!
Quand des savants en arrivent à se dire de telles personnalités, on comprend bien qu’aucun rapprochement n’est plus possible. Il était donc à craindre que l’avenir de la triangulation ne fût bientôt compromis par cette incurable rivalité.
Très-heureusement, jusqu’ici du moins, les discussions n’avaient touché qu’à des systèmes ou à des faits étrangers aux opérations géodésiques. Quelquefois les mesures relevées au théodolite ou au moyen du cercle répétiteur étaient débattues, mais, loin de les troubler, ce débat ne faisait au contraire qu’en déterminer plus rigoureusement l’exactitude. Quant au choix des stations, il n’avait jusqu’ici donné lieu à aucun désaccord.