Les chevaux ne pouvaient le suivre à travers cette forêt inextricable. Force fut au colonel Everest et à ses compagnons de tourner le bois, en se guidant sur les aboiements éloignés du chien. Un certain espoir les excitait alors. Il n’était pas douteux que l’animal ne fût sur les traces du savant égaré, et s’il ne perdait pas cette piste, il devait arriver droit à son but.
Une seule question se présentait alors: Nicolas Palander était-il mort ou vivant?
Il était onze heures du matin. Pendant vingt minutes environ, les aboiements sur lesquels se guidaient les chercheurs ne se firent plus entendre. Était-ce l’éloignement, ou le chien était-il alors dérouté? Le bushman et sir John, qui tenaient les devants, furent fort inquiets. Ils ne savaient plus dans quelle direction entraîner leurs compagnons, quand les aboiements retentirent de nouveau, à un demi-mille environ dans le sud-ouest, mais en dehors de la forêt. Aussitôt, les chevaux, vivement éperonnés, de se diriger de ce côté.
En quelques bonds, la troupe fut arrivée sur une portion très-marécageuse du sol. On entendait distinctement le chien, mais on ne pouvait l’apercevoir. Des roseaux, hauts de douze à quinze pieds, hérissaient le terrain.
Les cavaliers durent mettre pied à terre, et après avoir attaché leurs chevaux à un arbre, ils se glissèrent à travers les roseaux, en se guidant sur les aboiements du chien.
Bientôt ils eurent dépassé ce réseau très-serré et fort impropre à la marche. Un vaste espace, couvert d’eau et de plantes aquatiques, s’offrit à leurs regards. Dans la plus grande dépression du sol, un lagon, large et long d’un demi-mille, étendait ses eaux brunâtres.
Le chien, arrêté sur les bords vaseux du lagon, aboyait avec fureur.
«Le voilà! le voilà!» s’écria le bushman.
En effet, à l’extrémité d’une sorte de presqu’île, assis sur une souche, immobile, à trois cents pas de distance, Nicolas Palander était là, ne voyant rien, n’entendant rien, un crayon à la main, un carnet placé sur ses genoux, calculant sans doute!
Ses compagnons ne purent retenir un cri. Le savant russe était guetté, à vingt pas au plus, par une bande de crocodiles, la tête hors de l’eau, dont il ne soupçonnait même pas la présence. Ces voraces animaux avançaient peu à peu, et pouvaient l’enlever en un clin d’œil.
«Hâtons-nous! dit le chasseur à voix basse, je ne sais ce que ces crocodiles attendent pour se jeter sur lui!
– Ils attendent peut-être qu’il soit faisandé!» ne put s’empêcher de répondre sir John, faisant allusion à ce fait observé par les indigènes, que ces reptiles ne se repaissent jamais de viande fraîche.
Le bushman et sir John recommandèrent à leurs compagnons de les attendre en cet endroit, et ils tournèrent le lagon de manière à gagner l’isthme étroit qui devait les conduire près de Nicolas Palander.
Ils n’avaient pas fait deux cents pas, quand les crocodiles, quittant les profondeurs de l’eau, commencèrent à ramper sur le sol, marchant droit à leur proie.
Le savant ne voyait rien. Ses yeux ne quittaient pas son carnet. Sa main traçait encore des chiffres.
«Du coup d’œil, du sang-froid, ou il est perdu!» murmura le chasseur à l’oreille de sir John.
Tous deux, alors, mirent genoux à terre, et visant les reptiles les plus rapprochés, ils firent feu. Une double détonation retentit. Deux des monstres, l’épine dorsale brisée, culbutèrent dans l’eau, et le reste de la bande disparut en un instant sous la surface du lac.
Au bruit des armes à feu, Nicolas Palander avait enfin relevé la tête. Il reconnut ses compagnons, et courant vers eux, en agitant son carnet:
«J’ai trouvé! J’ai trouvé! s’écriait-il.
– Et qu’avez-vous trouvé, monsieur Palander? lui demanda sir John.
– Une erreur de décimale dans le cent troisième logarithme de la table de James Wolston!»
En effet, il avait trouvé cette erreur, le digne homme! Il avait découvert une erreur de logarithme! Il avait droit à la prime de cent livres promise par l’éditeur James Wolston! Et, depuis quatre jours qu’il errait dans ces solitudes, voilà à quoi avait passé son temps le célèbre astronome de l’observatoire d’Helsingfors!
Chapitre XII Une station au goût de sir John.
Enfin, le calculateur russe était retrouvé. Lorsqu’on lui demanda comment il avait vécu pendant ces quatre jours, il ne put le dire. Avait-il eu conscience des dangers qu’il courait ainsi, ce n’était pas probable. Quand on lui raconta l’incident des crocodiles, il ne voulut pas y croire et prit la chose pour une plaisanterie. Avait-il eu faim? pas davantage. Il s’était nourri de chiffres, et si bien nourri, qu’il avait relevé cette erreur dans sa table de logarithmes!
En présence de ses collègues, Mathieu Strux, par amour-propre national, ne voulut faire aucun reproche à Nicolas Palander; mais, dans le particulier, on est fondé à croire que l’astronome russe reçut une verte semonce de son chef, et qu’il fut invité à ne plus se laisser entraîner par ses études logarithmiques.
Les opérations furent immédiatement reprises. Pendant quelques jours, les travaux marchèrent convenablement. Un temps clair et net favorisait les observations, soit dans la mesure angulaire des stations, soit dans les distances zénithales. De nouveaux triangles furent ajoutés au réseau, et leurs angles sévèrement déterminés par des observations multiples.
Le 28 juin, les astronomes avaient obtenu géodésiquement la base de leur quinzième triangle. Suivant leur estime, ce triangle devait comprendre le tronçon de la méridienne qui s’étendait entre le deuxième et le troisième degré. Pour l’achever, il restait à mesurer les deux angles adjacents en visant une station située à son sommet.
Là, une difficulté physique se présenta. Le pays, couvert de taillis à perte de vue, ne se prêtait point à l’établissement des signaux. Sa pente générale, assez accusée du sud au nord, rendait difficile, non la pose, mais la visibilité des pylônes.
Un seul point pouvait servir à l’établissement d’un réverbère, mais à une grande distance. C’était le haut d’une montagne de douze à treize cents pieds, qui s’élevait à trente milles environ vers le nord-ouest. Dans ces conditions, les côtés de ce quinzième triangle auraient donc des longueurs dépassant vingt mille toises, longueurs qui furent portées quelquefois au quadruple dans diverses mesures trigonométriques, mais que les membres de la commission anglo-russe n’avaient pas encore atteintes [11].
Après mûre discussion, les astronomes décidèrent l’établissement d’un réverbère électrique sur cette hauteur, et ils résolurent de faire halte jusqu’au moment où le signal serait posé. Le colonel Everest, William Emery et Michel Zorn, accompagnés de trois matelots et de deux Bochjesmen dirigés par le foreloper, furent désignés pour se rendre à la nouvelle station, afin d’établir la mire lumineuse destinée à une opération de nuit. La distance était trop grande, en effet, pour que l’on se hasardât à observer de jour avec une certitude suffisante.