Une détonation retentit. Mais la balle, au lieu de frapper les chairs, toucha la corne du rhinocéros, dont l’extrémité vola en éclats. L’animal ne sembla même pas s’apercevoir du choc.
«Ce coup ne compte pas, dit le bushman. Votre Honneur n’a pas atteint les chairs.
– Si vraiment! répliqua sir John, un peu vexé! Le coup compte, bushman. J’ai perdu une livre, mais je vous la joue quitte ou double!
– Comme vous le voudrez, sir John, mais vous perdrez!
– Nous verrons bien!»
Le rifle fut rechargé avec soin, et sir John, visant le chucuroo à la hauteur de la hanche, tira son second coup. Mais la balle, rencontrant cet endroit où la peau se superpose en plaques cornues, tomba à terre, malgré sa force de pénétration. Le rhinocéros fit un mouvement, et se déplaça de quelques pas.
«Deux livres! dit Mokoum.
– Les tenez-vous? demanda sir John.
– Volontiers.»
Cette fois, sir John, que la Colère commençait à gagner, rappela tout son sang-froid, et visa l’animal au front. La balle frappa à l’endroit visé, mais elle rebondit comme si elle eut rencontré une plaque de métal.
«Quatre livres! dit tranquillement le bushman.
– Et quatre encore!» s’écria sir John exaspéré.
Cette fois, la balle pénétra sous la hanche du rhinocéros, qui fit un bond formidable; mais au lieu de tomber mort, l’animal se jeta sur les buissons avec une indescriptible fureur, et il les dévasta.
«Je crois qu’il remue encore un peu, sir John!» dit simplement le chasseur.
Sir John ne se possédait plus. Son sang-froid l’abandonna entièrement. Ces huit livres qu’il devait au bushman, il les risqua sur une cinquième balle. Il perdit encore, il doubla, il doubla toujours, et ce ne fut qu’au neuvième coup de son rifle, que le vivace pachyderme, le cœur traversé enfin, tomba pour ne plus se relever.
Alors, son Honneur poussa un hurrah! Ses paris, son désappointement, il oublia tout, pour ne se souvenir que d’une chose: il avait tué son rhinocéros.
Mais, comme il le dit plus tard à ses collègues du Hunter-Club de Londres: «C’était une bête de prix!»
Et, en effet, elle ne lui avait pas moins coûté de trente-six livres [12], somme considérable que le bushman encaissa avec son calme habituel.
Chapitre XVI Incidents divers.
À la fin du mois de septembre, les astronomes s’étaient élevés d’un degré de plus vers le nord. La portion de la méridienne, déjà mesurée au moyen de trente-deux triangles, s’étendait alors sur quatre degrés. C’était la moitié de la tâche accomplie. Les trois savants y apportaient un zèle extrême; mais réduits à trois, ils éprouvaient parfois de telles fatigues qu’ils devaient suspendre leurs travaux pendant quelques jours. La chaleur était très-forte alors et véritablement accablante. Ce mois d’octobre de l’hémisphère austral correspond au mois d’avril de l’hémisphère boréal, et sous le vingt-quatrième parallèle sud règne la température élevée des régions algériennes. Déjà, pendant la journée, certaines heures après midi ne permettaient aucun travail. Aussi, l’opération trigonométrique éprouvait-elle quelques retards qui inquiétaient principalement le bushman. Voici pourquoi.
Dans le nord de la méridienne, à une centaine de milles de la dernière station relevée par les observateurs, l’arc coupait une région singulière, un «karrou» en langue indigène, analogue à celui qui est situé au pied des montagnes du Roggeveld dans la colonie du Cap. Pendant la saison humide, cette région présente partout les symptômes de la plus admirable fertilité; après quelques jours de pluie, le sol est recouvert d’une épaisse verdure; les fleurs naissent de toutes parts; les plantes, dans un très-court laps de temps, sortent de terre; les pâturages épaississent à vue d’œil; les cours d’eau se forment; les troupeaux d’antilopes descendent des hauteurs et prennent possession de ces prairies improvisées. Mais ce curieux effort de la nature dure peu. Un mois à peine, six semaines au plus se sont écoulées, que toute l’humidité de cette terre, pompée par les rayons du soleil, s’est perdue dans l’air sous forme de vapeurs. Le sol se durcit et étouffe les nouveaux germes; la végétation disparaît en quelques jours; les animaux fuient la contrée devenue inhabitable, et le désert s’étend là où se développait naguère un pays opulent et fertile.
Tel était ce karrou que la petite troupe du colonel Everest devait traverser avant d’atteindre le véritable désert qui confine aux rives du lac Ngami. On conçoit quel intérêt avait le bushman à s’engager dans cette phénoménale région, avant que l’extrême sécheresse en eût tari les sources vivifiantes. Aussi, communiqua-t-il ses observations au colonel Everest. Celui-ci les comprit parfaitement, et il promit d’en tenir compte dans une certaine proportion, en hâtant les travaux. Mais il ne fallait pas cependant, que cette hâte nuisît en rien à leur exactitude. Les mesures angulaires ne sont pas toujours faciles et faisables à toute heure. On n’observe bien qu’à la condition d’observer dans certaines circonstances atmosphériques. Aussi les opérations n’en marchèrent-elles pas sensiblement plus vite, malgré les pressantes recommandations du bushman, et celui-ci vit bien que, lorsqu’il arriverait au karrou, la fertile région aurait probablement disparu sous l’influence des rayons solaires.
En attendant que les progrès de la triangulation eussent amené les astronomes sur les limites du karrou, ils pouvaient s’enivrer en contemplant la splendide nature qui s’offrait alors à leurs regards. Jamais les hasards de l’expédition ne les avaient conduits en de plus belles contrées. Malgré l’élévation de la température, les ruisseaux y entretenaient une fraîcheur constante. Des troupeaux à milliers de têtes eussent trouvé dans ces pâturages une nourriture inépuisable. Quelques verdoyantes forêts hérissaient çà et là ce vaste sol qui semblait aménagé comme celui d’un parc anglais. Il n’y manquait que des becs de gaz.
Le colonel Everest se montrait peu sensible à ces beautés naturelles, mais sir John Murray et surtout William Emery ressentirent vivement le poétique sentiment qui se dégageait de cette contrée perdue au milieu des déserts africains. Combien le jeune savant regretta alors son pauvre Michel Zorn, et les sympathiques confidences qui s’échangeaient ordinairement entre eux! Comme lui, il eût été vivement impressionné, et, entre deux observations, ils auraient laissé déborder leur cœur!
La caravane cheminait ainsi au milieu de ce pays magnifique. De nombreuses bandes d’oiseaux animaient de leur chant et de leur vol les prairies et les forêts. Les chasseurs de la troupe abattirent, à plusieurs reprises, des couples de «korans», sortes d’outardes particulières aux plaines de l’Afrique australe, et des «dikkops», gibier délicat dont la chair est très-estimée. D’autres volatiles se recommandaient encore à l’attention des Européens, mais à un point de vue non comestible. Sur les bords des ruisseaux, ou à la surface des rivières qu’ils effleuraient de leurs ailes rapides, quelques gros oiseaux poursuivaient à outrance les corneilles voraces qui cherchaient à soustraire leurs œufs du fond de leurs nids de sable. Des grues bleues et à col blanc, des flamants rouges qui se promenaient comme une flamme sous les taillis clair-semés, des hérons, des courlis, des bécassines, des «kalas» souvent perchés sur le garrot des buffles, des pluviers, des ibis qui semblaient envolés de quelque obélisque hiéroglyphique, d’énormes pélicans marchant en file par centaines, portaient partout la vie dans ces régions auxquelles l’homme manquait seul. Mais de ces divers échantillons de la gent emplumée, les plus curieux n’étaient-ils pas ces ingénieux «tisserins», dont les nids verdâtres, tressés de joncs ou de brins d’herbes, sont suspendus comme d’énormes poires aux branches des saules pleureurs? William Emery, les prenant pour des produits d’une espèce nouvelle, en cueillit un ou deux, et quel fut son étonnement d’entendre ces prétendus fruits gazouiller comme des passereaux? N’aurait-il pas été excusable de croire, à l’exemple des anciens voyageurs d’Afrique, que certains arbres de cette contrée portaient des fruits qui produisaient des oiseaux vivants!