Sir John comprit ce qui se passait en eux. Il devina bien la cause de leur tristesse. Peut-être eût-il pu les rassurer en leur rapportant les paroles du bushman; mais, quelque confiance qu’il eût en ce dernier, il ne voulait pas causer une fausse joie à ses jeunes amis, et il résolut d’attendre jusqu’au lendemain l’accomplissement des promesses du chasseur.
Celui-ci, pendant la soirée, ne changea rien à ses occupations habituelles. Il organisa la garde du campement ainsi qu’il avait l’habitude de le faire. Il surveilla la disposition des chariots, et prit toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité de la caravane.
Sir John dut croire que le chasseur avait oublié sa promesse. Avant d’aller prendre quelque repos, il voulut au moins tâter le colonel Everest sur le compte de l’astronome russe. Le colonel se montra inébranlable, entier dans ses droits, ajoutant qu’au cas où Mathieu Strux ne se rendrait pas, les Anglais et les Russes se sépareraient, attendu «qu’il est des choses que l’on ne peut supporter, même de la part d’un collègue».
Là dessus, sir John Murray, très-inquiet, alla se coucher, et, très-fatigué de sa journée de chasse, il ne tarda pas à s’endormir.
Vers onze heures du soir, il fut subitement réveillé. Une agitation insolite s’était emparée des indigènes. Ils allaient et venaient au milieu du camp.
Sir John se leva aussitôt, et trouva tous ses compagnons sur pied.
La forêt était en feu.
Quel spectacle! Dans cette nuit obscure, sur le fond noir du ciel, le rideau de flammes semblait s’élever jusqu’au zénith. En un instant, l’incendie s’était développé sur une largeur de plusieurs milles.
Sir John Murray regarda Mokoum, qui se tenait près de lui, immobile. Mais Mokoum ne répondit pas à son regard. Sir John avait compris. Le feu allait frayer un chemin aux savants à travers cette forêt plusieurs fois séculaire.
Le vent, soufflant du sud, favorisait les projets du bushman. L’air se précipitant comme s’il fût sorti des flancs d’un ventilateur, activait l’incendie et saturait d’oxygène ce brasier ardent. Il avivait les flammes, il arrachait des brandons, des branches ignescentes, des charbons incandescents, et il les portait au loin, dans les taillis épais qui devenaient aussitôt de nouveaux centres d’embrasement. Le théâtre du feu s’élargissait et se creusait de plus en plus. Une chaleur intense se développait jusqu’au campement. Le bois mort, entassé sous les sombres ramures, pétillait. Au milieu des nappes de flammes, quelques éclats plus vifs produisaient soudain des épanouissements de lumière. C’étaient les arbres résineux qui s’allumaient comme des torches. De là, de véritables arquebusades, des pétillements, des crépitations distinctes, suivant la nature des essences forestières, puis des détonations produites par de vieux troncs de bois de fer qui éclataient comme des bombes. Le ciel reflétait cet embrasement gigantesque. Les nuages, d’un rouge ardent, semblaient prendre feu comme si l’incendie se fût propagé jusque dans les hauteurs du firmament. Des gerbes d’étincelles constellaient la voûte noire au milieu des tourbillons d’une épaisse fumée.
Puis, des hurlements, des ricanements, des beuglements d’animaux, se firent entendre sur tous les côtés de la forêt incendiée. Des ombres passaient, des troupes effarées, filant en toute direction, de grands spectres sombres que leurs rugissements formidables trahissaient dans la bande des fuyards. Une insurmontable épouvante entraînait ces hyènes, ces buffles, ces lions, ces éléphants, jusqu’aux dernières limites du sombre horizon.
L’incendie dura toute la nuit, et le jour suivant, et l’autre nuit encore. Et quand reparut le matin du 14 août, un vaste espace, dévoré par le feu, rendait la forêt praticable sur une largeur de plusieurs milles. La voie était frayée à la méridienne, et cette fois, l’avenir de la triangulation venait d’être sauvé par l’acte audacieux du chasseur Mokoum.
Chapitre XIV Une déclaration de guerre.
Le travail fut repris le jour même. Tout prétexte de discussion avait disparu. Le colonel Everest et Mathieu Strux ne se pardonnèrent pas, mais ils reprirent ensemble le cours des opérations géodésiques.
Sur la gauche de cette large trouée, pratiquée par l’incendie, s’élevait un monticule très-visible, à une distance de cinq milles environ. Son point culminant pouvait être pris pour mire et servir de sommet au nouveau triangle. L’angle qu’il faisait avec la dernière station fut donc mesuré, et, le lendemain, toute la caravane se porta en avant à travers la forêt incendiée.
C’était une route macadamisée de charbons. Le sol était encore brûlant; des souches fumaient çà et là, et il s’élevait une buée chaude tout imprégnée de vapeurs. En maint endroit, des cadavres carbonisés, appartenant à des animaux surpris dans leur retraite, et que la fuite n’avait pu soustraire aux fureurs du feu. Des fumées noires, qui tourbillonnaient à de certaines places, indiquaient encore l’existence de foyers partiels. On pouvait même croire que l’incendie n’était pas éteint, et que sous l’action du vent, reprenant bientôt avec une nouvelle force, il achèverait de dévorer la forêt tout entière.
C’est pourquoi la commission scientifique pressa sa marche en avant. La caravane, prise dans un cercle de feu, eût été perdue. Elle avait hâte de traverser ce théâtre de l’incendie dont les derniers plans latéraux brûlaient encore. Mokoum excita donc le zèle des conducteurs de chariots, et, vers le milieu de la journée, un campement était établi au pied du monticule déjà relevé au cercle répétiteur.
La masse rocheuse qui terminait cette extumescence du sol semblait avoir été disposée par la main de l’homme. C’était comme un dolmen, un assemblage de pierres druidiques, qu’un archéologue eût été fort surpris de rencontrer en cet endroit. Un énorme grès conique dominait tout l’ensemble, et terminait ce monument primitif qui devait être un autel africain.
Les deux jeunes astronomes et sir John Murray voulurent visiter cette bizarre construction. Par une des pentes du monticule, ils s’élevèrent jusqu’au plateau supérieur. Le bushman les accompagnait.
Les visiteurs n’étaient plus qu’à vingt pas du dolmen, quand un homme, jusqu’alors abrité derrière l’une des pierres de la base, apparut un instant; puis, descendant le monticule et roulant pour ainsi dire sur lui-même, il se déroba rapidement sous un épais taillis que le feu avait respecté.
Le bushman ne vit cet homme qu’un instant, mais cet instant lui suffit à le reconnaître.
«Un Makololo!» s’écria-t-il, et il se précipita sur les traces du fugitif.
Sir John Murray, entraîné par ses instincts, suivit son ami le chasseur. Tous les deux battirent le bois sans apercevoir l’indigène. Celui-ci avait gagné la forêt dont il connaissait les moindres sentiers, et le plus habile dépisteur n’aurait pu le rejoindre.
Le colonel Everest, dès qu’il fut instruit de l’incident, manda le bushman et l’interrogea à ce sujet. Quel était cet indigène? que faisait-il en cet endroit? Pourquoi, lui, s’était-il jeté sur les traces du fugitif?