Les compagnons du bushman demeurèrent silencieux. Ils observaient la masse animée qui croissait à vue d’œil. Le bruissement redoublait, dominé par des cris d’aigles ou de faucons qui, se précipitant sur la nuée inépuisable, en dévoraient les insectes par milliers.
«Croyez-vous qu’ils s’abattent sur cette contrée? demanda William Emery à Mokoum.
– Je le crains, répondit le chasseur. Le vent du nord les porte directement. Puis, voilà le soleil qui disparaît. La fraîche brise du soir va alourdir les ailes de ces sauterelles. Elles s’abattront sur les arbres, sur les buissons, sur les prairies, et alors…»
Le bushman n’acheva pas sa phrase. Sa prédiction s’accomplissait en ce moment. En un instant, l’énorme nuage qui dépassait le zénith s’abattit sur le sol. On ne vit plus qu’une masse fourmillante et sombre autour du campement et jusqu’aux limites de l’horizon. L’emplacement même du camp fut littéralement inondé. Les chariots, les tentes, tout disparut sous cette grêle vivante. La masse des criquets mesurait un pied de hauteur. Les Anglais, enfoncés jusqu’à mi-jambe dans cette épaisse couche de sauterelles, les écrasaient par centaines à chaque pas. Mais qu’importait dans le nombre?
Et cependant, ce n’étaient pas les causes de destruction qui manquaient à ces insectes. Les oiseaux se jetaient sur eux en poussant des cris rauques et ils les dévoraient avidement. Au-dessous de la masse, des serpents, attirés par cette friande curée, en absorbaient des quantités énormes. Les chevaux, les bœufs, les mulets, les chiens s’en repaissaient avec un inexprimable contentement. Le gibier de la plaine, les bêtes sauvages lions ou hyènes, éléphants ou rhinocéros, engloutissaient dans leurs vastes estomacs des boisseaux de ces insectes. Enfin, les Bochjesmen eux-mêmes, très-amateurs de ces «crevettes de l’air», s’en nourrissaient comme d’une manne céleste! Mais leur nombre défiait toutes ces causes de destruction, et même leur propre voracité, car ces insectes se dévorent entre eux.
Sur les instances du bushman, les Anglais durent goûter à cette nourriture qui leur tombait du ciel. On fit bouillir quelques milliers de criquets assaisonnés de sel, de poivre et de vinaigre, après avoir eu soin de choisir les plus jeunes qui sont verts, et non jaunâtres, et par conséquent, moins coriaces que leurs aînés, dont quelques-uns mesuraient quatre pouces de longueur. Ces jeunes locustes, gros comme un tuyau de plume, longs de quinze à vingt lignes, n’ayant pas encore déposé leurs œufs, sont, en effet, considérés par les amateurs comme un mets délicat. Après une demi-heure de cuisson, le bushman servit aux trois Anglais, un appétissant plat de criquets. Ces insectes, débarrassés de la tête, des pattes et des élytres, absolument comme des crevettes de mer, furent trouvés savoureux, et sir John Murray qui en mangea quelques centaines pour son compte, recommanda à ses gens d’en faire des provisions énormes. Il n’y avait qu’à se baisser pour en prendre!
La nuit étant venue, chacun regagna sa couche habituelle. Mais les chariots n’avaient point échappé à l’envahissement. Impossible d’y pénétrer sans écraser ces innombrables insectes. Dormir dans ces conditions était peu agréable. Aussi, puisque le ciel était pur, et que les constellations brillaient au firmament, les trois astronomes passèrent toute la nuit à prendre des hauteurs d’étoiles. Cela valait mieux, à coup sûr, que de s’enfoncer jusqu’au cou dans cet édredon de sauterelles. D’ailleurs, les Européens auraient-ils pu trouver un instant de sommeil, pendant que la plaine et les bois retentissaient des hurlements de bêtes fauves, accourues à la curée des criquets!
Le lendemain, le soleil déborda d’un horizon limpide, et commença à décrire son arc diurne sur un ciel éclatant qui promettait une chaude journée. Ses rayons eurent bientôt élevé la température, et un sourd bruissement d’élytres se fit entendre, au milieu de la masse des locustes qui se préparaient à reprendre leur vol, et à porter ailleurs leurs dévastations. Vers huit heures du matin, ce fut comme le déploiement d’un voile immense qui se développa sur le ciel et éclipsa la lumière du soleil. Toute la contrée s’assombrit, et on eût pu croire que la nuit reprenait son cours. Puis, le vent ayant fraîchi, l’énorme nuée se mit en mouvement. Pendant deux heures, avec un bruit assourdissant, elle passa au-dessus du campement plongé dans l’ombre, et elle disparut enfin au delà de l’horizon occidental.
Mais, quand la lumière reparut, on put voir que les prédictions du bushman s’étaient entièrement réalisées. Plus une feuille aux arbres, plus un brin d’herbe aux prairies. Tout était anéanti. Le sol paraissait jaunâtre et terreux. Les branches dépouillées n’offraient plus au regard qu’une silhouette grimaçante. C’était l’hiver succédant à l’été, avec la rapidité d’un changement à vue! C’était le désert, et non plus la contrée luxuriante!
Et l’on pouvait appliquer à ces criquets dévorants ce proverbe oriental que justifie encore l’instinct pillard des Osmanlis: L’herbe ne pousse plus où le Turc a passé! L’herbe ne pousse plus où se sont abattues les sauterelles!
Chapitre XVIII Le désert.
C’était, en effet, le désert qui se déroulait devant les pas des voyageurs, et quand, le 25 décembre, après avoir mesuré un nouveau degré de la méridienne, et achevé leur quarante-huitième triangle, le colonel Everest et ses compagnons arrivèrent sur la limite septentrionale du karrou, ils ne trouvèrent aucune différence entre cette région qu’ils quittaient et le nouveau pays, aride et brûlé, qu’ils allaient parcourir.
Les animaux, employés au service de la caravane, souffraient beaucoup de la disette de pâturages. L’eau manquait aussi. Les dernières gouttes de pluie s’étaient taries dans les mares. Le sol était mélangé d’argile et de sable très-impropre à la végétation. Les eaux de la saison des pluies, filtrant à travers les couches sableuses, disparaissent presque aussitôt de ces terrains recouverts d’une innombrable quantité de grès, et qui ne peuvent conserver aucune molécule liquide.
C’était bien là l’une de ces arides régions que le docteur Livingstone traversa plus d’une fois pendant ses aventureuses explorations. Non-seulement la terre, mais l’atmosphère était si sèche, que les objets de fer, laissés en plein air, ne se rouillaient pas. Suivant le récit du savant docteur, les feuilles des arbres étaient ridées et amollies; celles des mimosas restaient fermées en plein jour comme elles le sont pendant la nuit; les scarabées, placés à la surface du sol, expiraient au bout de quelques secondes; enfin, la boule d’un thermomètre ayant été enfoncée à trois pouces dans la terre, à midi, la colonne de mercure marqua cent trente-quatre degrés Fahrenheit. [13]
Telles certaines contrées de l’Afrique australe apparurent au célèbre voyageur, telle cette portion du continent, située entre la limite du Karrou et le lac Ngami, se montra aux regards des astronomes anglais. Leurs fatigues furent grandes, leurs souffrances extrêmes, surtout par le manque d’eau. Cette privation affectait plus sensiblement encore les animaux domestiques, qu’une herbe rare, sèche, poussiéreuse, nourrissait à peine. De plus, cette étendue de terrain, c’était le désert, non-seulement par son aridité, mais aussi parce que presque aucun être vivant ne s’y aventurait. Les oiseaux avaient fui au delà du Zambèse, afin d’y retrouver les arbres et les fleurs. Les bêtes sauvages ne se hasardaient point sur cette plaine, qui ne leur offrait aucune ressource. À peine, durant les quinze premiers jours du mois de janvier, les chasseurs de la caravane entrevirent-ils deux ou trois couples de ces antilopes qui peuvent se passer de boire pendant plusieurs semaines; c’étaient entre autres, des oryx semblables à ceux qui avaient causé un si vif désappointement à sir John Murray et plus particulièrement des caamas, aux doux yeux, à la robe gris-cendré, mêlée de taches d’ocre, animaux inoffensifs, très-estimés pour la qualité de leur chair, et qui semblent préférer les plaines arides aux pâturages des contrées fertiles.