Le lendemain, la plaque étant découverte, on replaçait la première règle dans la même position que la veille, au moyen du fil à plomb, dont la pointe devait tomber exactement sur le point tracé par les deux lignes.
Telle fut la série des opérations qui furent poursuivies pendant trente-huit jours sur cette plaine si favorablement nivelée. Tous les chiffres furent écrits en double, vérifiés, collationnés, approuvés par tous les membres de la commission.
Peu de discussions se produisirent entre le colonel Everest et son collègue russe. Quelques chiffres, lus au vernier, et qui accusaient des quatre cents millièmes de toise, donnèrent lieu parfois à un échange de paroles aigres-douces. Mais la majorité étant appelée à se prononcer, son opinion faisait loi, et il fallait se courber devant elle.
Une seule question amena entre les deux rivaux des reparties plus que vives, qui nécessitèrent l’intervention de sir John Murray. Ce fut la question de la longueur à donner à la base du premier triangle. Il était certain que plus cette base serait longue, plus l’angle formant le sommet du premier triangle serait facile à mesurer puisqu’il serait plus ouvert. Cependant, cette longueur ne pouvait se prolonger indéfiniment. Le colonel Everest proposait une base longue de six mille toises, à peu près égale à la base directement mesurée sur la route de Melun. Mathieu Strux voulait prolonger cette mesure jusqu’à dix mille toises, puisque le terrain s’y prêtait.
Sur cette question, le colonel Everest se montra intraitable. Mathieu Strux semblait également décidé à ne pas céder. Après les arguments plus ou moins plausibles, les personnalités furent engagées. La question de nationalité menaça de surgir à un certain moment. Ce n’étaient plus deux savants, c’étaient un Anglais et un Russe en présence l’un de l’autre. Fort heureusement, ce débat fut arrêté par suite d’un mauvais temps qui dura quelques jours; les esprits se calmèrent et il fut décidé à la majorité que la mesure de la base serait définitivement arrêtée à huit mille mètres environ, ce qui partagea le différend par moitié.
Bref, l’opération fut menée à bien et conduite avec une extrême précision. Quant à la rigueur mathématique, on devait la contrôler plus tard, en mesurant une nouvelle base à l’extrémité septentrionale de la méridienne.
En somme, cette base, directement mesurée, donna comme résultat huit mille trente-sept toises et soixante-quinze centièmes, et sur elle allait s’appuyer la série des triangles dont le réseau devait couvrir l’Afrique australe sur un espace de plusieurs degrés.
Chapitre VIII Le vingt-quatrième méridien.
La mesure de la base avait demandé un travail de trente-huit jours. Commencée le 6 mars, elle ne fut terminée que le 13 avril. Sans perdre un instant, les chefs de l’expédition résolurent d’entreprendre immédiatement la série des triangles.
Tout d’abord, il s’agit de relever la latitude du point sud auquel commencerait l’arc de méridien qu’il s’agissait de mesurer. Pareille opération devait être renouvelée au point terminal de l’arc dans le nord, et par la différence des latitudes on devait connaître le nombre de degrés de l’arc mesuré.
Dès le 14 avril, les observations les plus précises furent faites dans le but de déterminer la latitude du lieu. Déjà, pendant les nuits précédentes, lorsque l’opération de la base était suspendue, William Emery et Michel Zorn avaient obtenu de nombreuses hauteurs d’étoiles au moyen d’un cercle répétiteur de Fortin. Ces jeunes gens avaient observé avec une précision telle, que la limite des écarts extrêmes des observations ne fut même pas de deux secondes sexagésimales, écarts dus probablement aux variétés des réfractions produites par le changement de figure des couches atmosphériques.
De ces observations si minutieusement répétées, on put déduire avec une approximation plus que suffisante la latitude du point austral de l’arc.
Cette latitude était, en degrés décimaux, de 27.951789.
La latitude ayant été ainsi obtenue, on calcula la longitude, et le point fut reporté sur une excellente carte de l’Afrique australe, établie sur une grande échelle. Cette carte reproduisait les découvertes géographiques faites récemment dans cette partie du continent africain, les routes des voyageurs ou naturalistes, tels que Livingstone, Anderson, Magyar, Baldwin, Vaillant, Burchell, Lichteinstein. Il s’agissait de choisir sur cette carte le méridien dont on devait mesurer un arc entre deux stations assez éloignées l’une de l’autre de plusieurs degrés. On comprend, en effet, que plus l’arc mesuré sera long, plus l’influence des erreurs possibles dans la détermination des latitudes sera atténuée. Celui qui s’étend de Dunkerque à Formentera comprenait près de dix degrés du méridien de Paris, soit exactement 9° 56’.
Or, dans la triangulation anglo-russe qui allait être entreprise, le choix du méridien devait être fait avec une extrême circonspection. Il fallait ne point se heurter à des obstacles naturels, tels que montagnes infranchissables, vastes étendues d’eau, qui eussent arrêté la marche des observateurs. Fort heureusement, cette portion de l’Afrique australe semblait se prêter merveilleusement à une opération de ce genre. Les soulèvements du sol s’y tenaient dans une proportion modeste. Les cours d’eau étaient peu nombreux et facilement praticables. On pouvait se heurter à des dangers, non à des obstacles.
Cette partie de l’Afrique australe est occupée, en effet, par le désert de Kalahari, vaste terrain qui s’étend depuis la rivière d’Orange jusqu’au lac Ngami, entre le vingtième et le vingt-neuvième parallèle méridionaux. Sa largeur comprend l’espace contenu entre l’Atlantique à l’ouest, et le vingt-cinquième méridien à l’est de Greenwich. C’est sur ce méridien que s’éleva, en 1849, le docteur Livingstone, en suivant la limite orientale du désert, lorsqu’il s’avança jusqu’au lac Ngami et aux chutes de Zambèse. Quant au désert lui-même, il ne mérite point ce nom à proprement parler. Ce ne sont plus les plaines du Sahara, comme on serait tenté de le croire, plaines sablonneuses, dépourvues de végétation, que leur aridité rend à peu près infranchissables. Le Kalahari produit une grande quantité de plantes; son sol est recouvert d’herbes abondantes; il possède des fourrés épais et des forêts de grands arbres; les animaux y pullulent, gibier sauvage et fauves redoutables, il est habité ou parcouru par des tribus sédentaires ou nomades de Bushmen et de Bakalaharis. Mais l’eau manque à ce désert pendant la plus grande partie de l’année. Les nombreux lits de rios qui le coupent sont alors desséchés, et la sécheresse du sol est le véritable obstacle à l’exploration de cette partie de l’Afrique. Toutefois, à cette époque, la saison des pluies venait à peine de finir, et on pouvait encore compter sur d’importantes réserves d’eau stagnante, conservée dans les mares, les étangs ou les ruisseaux.
Tels furent les renseignements donnés par le chasseur Mokoum. Il connaissait ce Kalahari pour l’avoir mainte fois fréquenté, soit comme chasseur pour son propre compte, soit comme guide attaché à quelque exploration géographique. Le colonel Everest et Mathieu Strux furent d’accord sur ce point, que ce vaste emplacement présentait toutes les conditions favorables à une bonne triangulation.