– Oui, mon ami, répondit tranquillement William Emery, et voici la lettre de M. Airy, le directeur de l’observatoire de Greenwich, qui vous prouvera que je ne me suis pas trompé.»
Le bushman prit la lettre que lui présentait son compagnon. Il la tourna et la retourna en homme peu familiarisé avec les mystères de la calligraphie. Puis la rendant à William Emery:
«Répétez-moi donc, dit-il, ce que raconte ce morceau de papier noirci?»
Le jeune savant, doué d’une patience à toute épreuve, recommença un récit vingt fois fait déjà à son ami le chasseur. Dans les derniers jours de l’année précédente, William Emery avait reçu une lettre qui l’avisait de la prochaine arrivée du colonel Everest et d’une commission scientifique internationale à destination de l’Afrique australe. Quels étaient les projets de cette commission, pourquoi se transportait-elle à l’extrémité du continent africain? Emery ne pouvait le dire, la lettre de M. Airy se taisant à ce sujet. Lui, suivant les instructions qu’il avait reçues, s’était hâté de préparer à Lattakou, une des stations les plus septentrionales de la Hottentotie, des chariots, des vivres, en un mot tout ce qui était nécessaire au ravitaillement d’une caravane boschjesmane. Puis, connaissant de réputation le chasseur indigène Mokoum, qui avait accompagné Anderson dans ses chasses de l’Afrique occidentale et l’intrépide David Livingstone lors de son premier voyage d’exploration au lac Ngami et aux chutes du Zambèse, il lui offrit le commandement de cette caravane.
Ceci fait, il fut convenu que le bushman, qui connaissait parfaitement la contrée, conduirait William Emery sur les bords de l’Orange, aux chutes de Morgheda, à l’endroit désigné. C’est là que devait les rejoindre la commission scientifique. Cette commission avait dû prendre passage sur la frégate Augusta de la marine britannique, gagner l’embouchure de l’Orange sur la côte occidentale de l’Afrique, à la hauteur du cap Volpas, et remonter le cours du fleuve jusqu’aux cataractes. William Emery et Mokoum étaient donc venus avec un chariot qu’ils avaient laissé au fond de la vallée, chariot destiné à transporter à Lattakou les étrangers et leurs bagages, s’ils ne préféraient s’y rendre par l’Orange et ses affluents, après avoir évité par un portage de quelques milles les chutes de Morgheda.
Ce récit terminé et bien gravé cette fois dans l’esprit du bushman, celui-ci s’avança jusqu’au bord du gouffre au fond duquel se précipitait avec fracas l’écumante rivière. L’astronome le suivit. Là, une pointe avancée permettait de dominer le cours de l’Orange, en aval de la cataracte, jusqu’à une distance de plusieurs milles.
Pendant quelques minutes, Mokoum et son compagnon observèrent attentivement la surface de ces eaux qui reprenaient leur tranquillité première à un quart de mille au-dessous d’eux. Aucun objet, bateau ou pirogue, n’en troublait le cours. Il était trois heures alors. Ce mois de janvier correspond au juillet des contrées boréales, et le soleil, presque à pic sur ce vingt-neuvième parallèle, échauffait l’air jusqu’au cent cinquième degré Fahrenheit [1] à l’ombre. Sans la brise de l’ouest, qui la modérait un peu, cette température eût été insoutenable pour tout autre qu’un bushman. Cependant, le jeune savant, d’un tempérament sec, tout os et tout nerfs, n’en souffrait pas trop. L’épais feuillage des arbres qui se penchaient sur le gouffre le préservait d’ailleurs des atteintes immédiates des rayons solaires. Pas un oiseau n’animait cette solitude à ces heures chaudes de la journée. Pas un quadrupède ne quittait le frais abri des buissons et ne se hasardait au milieu des clairières. On n’aurait entendu aucun bruit, dans cet endroit désert, quand bien même la cataracte n’eût pas empli l’air de ses mugissements.
Après dix minutes d’observation, Mokoum se retourna vers William Emery, frappant impatiemment la terre de son large pied. Ses yeux, dont la vue était si pénétrante, n’avaient rien découvert.
«Et si vos gens n’arrivent pas? demanda-t-il à l’astronome.
– Ils viendront, mon brave chasseur, répondit William Emery. Ce sont des hommes de parole, et ils seront exacts comme des astronomes. D’ailleurs, que leur reprochez-vous? La lettre annonce leur arrivée pour la fin du mois de janvier. Nous sommes au vingt-sept de ce mois, et ces messieurs ont droit à quatre jours encore pour atteindre les chutes de Morgheda.
– Et si, ces quatre jours écoulés, ils n’ont pas paru? demanda le bushman.
– Eh bien! maître chasseur, ce sera l’occasion ou jamais d’exercer notre patience, car nous les attendrons jusqu’au moment où il me sera bien prouvé qu’ils n’arriveront plus!
– Par notre Dieu Kô! s’écria le bushman d’une voix retentissante, vous seriez homme à attendre que le Gariep ne précipite plus ses eaux retentissantes dans cet abîme!
– Non! chasseur, non, répondit William Emery d’un ton toujours calme. Il faut que la raison domine tous nos actes. Or, que nous dit la raison: c’est que si le colonel Everest et ses compagnons, harassés par un voyage pénible, manquant peut-être du nécessaire, perdus dans cette solitaire contrée, ne nous trouvaient pas au lieu de rendez-vous, nous serions blâmables à tous égards. Si quelque malheur arrivait, la responsabilité en retomberait justement sur nous. Nous devons donc rester à notre poste tant que le devoir nous y obligera. D’ailleurs, nous ne manquons de rien ici. Notre chariot nous attend au fond de la vallée, et nous offre un abri sûr pour la nuit. Les provisions sont abondantes. La nature est magnifique en cet endroit et digne d’être admirée! C’est un bonheur tout nouveau pour moi de passer quelques jours sous ces forêts superbes, au bord de cet incomparable fleuve! Quant à vous, Mokoum, que pouvez-vous désirer? Le gibier de poil ou de plume abonde dans ces forêts, et votre rifle fournit invariablement notre venaison quotidienne. Chasse, mon brave chasseur, tuez le temps en tirant des daims ou des buffles. Allez, mon brave bushman. Pendant ce temps, je guetterai les retardataires, et au moins, vos pieds ne risqueront pas de prendre racine!»
Le chasseur comprit que l’avis de l’astronome était bon à suivre. Il résolut donc d’aller battre pendant quelques heures les broussailles et les taillis des alentours. Lions, hyènes ou léopardés n’étaient pas pour embarrasser un Nemrod tel que lui, des forêts africaines. Il siffla son chien Top, une espèce de «cynhiène» du désert Kalaharien, descendant de cette race dont les Balabas ont fait autrefois des chiens courants. L’intelligent animal, qui semblait être aussi impatient que son maître, se leva en bondissant, et témoigna par ses aboiements joyeux de l’approbation qu’il donnait aux projets du bushman. Bientôt le chasseur et le chien eurent disparu sous le couvert d’un bois dont la masse épaisse couronnait les arrière-plans de la cataracte.
William Emery, demeuré seul, s’étendit au pied du saule, et en attendant le sommeil que devait provoquer en lui la haute température, il se prit à réfléchir sur sa situation actuelle. Il était là, loin des régions habitées, près du cours de cet Orange, encore peu connu. Il attendait des Européens, des compatriotes qui abandonnaient leur pays pour courir les hasards d’une expédition lointaine. Mais quel était le but de cette expédition? Quel problème scientifique voulait-elle résoudre dans les déserts de l’Afrique australe? Quelle observation allait-elle tenter à la hauteur du trentième parallèle sud? Voilà précisément ce que ne disait pas la lettre de l’honorable M. Airy, le directeur de l’observatoire de Greenwich. À lui, Emery, on lui demandait son concours comme savant familiarisé avec le climat des latitudes australes, et puisqu’il s’agissait évidemment de travaux scientifiques, son concours était tout acquis à ses collègues du Royaume-Uni.