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L’amarre qui retenait le canot à la rive fut détachée, et les avirons l’eurent bientôt poussé en dehors du remous. Il commença à sentir l’influence du courant qui, une centaine de yards plus loin, se transformait en rapide. Les ordres donnés aux deux matelots par le foreloper étaient exécutés avec précision. Tantôt, il fallait lever les rames, afin d’éviter quelque souche à demi-immergée sous les eaux, tantôt forcer au contraire quelque tourbillon formé par un contre-courant. Puis, quand l’entraînement devenait trop fort, on laissait courir en maintenant la légère embarcation dans le fil des eaux. L’indigène, la barre en main, l’œil fixe, la tête immobile, parait ainsi à tous les dangers de la traversée. Les Européens observaient avec une vague inquiétude cette situation nouvelle. Ils se sentaient emportés avec une irrésistible puissance par ce courant tumultueux. Le colonel Everest et Mathieu Strux se regardaient l’un l’autre sans desserrer les lèvres. Sir John Murray, son inséparable rifle entre les jambes, examinait les nombreux oiseaux dont l’aile effleurait la surface du Nosoub. Les deux jeunes astronomes admiraient sans préoccupation et sans réserve les rives qui fuyaient déjà avec une vertigineuse vitesse.

Bientôt, la frêle embarcation eut atteint le véritable rapide qu’il s’agissait de couper obliquement, afin de regagner vers la berge opposée des eaux plus tranquilles. Les matelots, sur un mot du Bochjesman, appuyèrent plus vigoureusement sur leurs avirons. Mais, en dépit de leurs efforts, le canot, irrésistiblement entraîné, reprit une direction parallèle aux rives, et glissa vers l’aval. La barre n’avait plus d’action sur lui; les rames ne pouvaient même plus le redresser. La situation devenait fort périlleuse, car le heurt d’un roc ou d’un tronc eût infailliblement renversé le canot.

Les passagers sentirent le danger, mais pas un d’eux ne prononça une parole.

Le foreloper s’était levé à demi. Il observait la direction suivie par l’embarcation dont il ne pouvait enrayer la vitesse sur des eaux qui, ayant précisément la même rapidité qu’elle, rendaient nulle l’action du gouvernail. À deux cents yards du canot, une sorte d’îlot, dangereuse agrégation de pierres et d’arbres, se dressait hors du lit de la rivière. Il était impossible de l’éviter. En quelques instants, le canot devait l’atteindre et s’y déchirer immanquablement.

En effet, un choc eut lieu presque aussitôt, mais moins rude qu’on ne l’eût supposé. L’embarcation s’inclina; quelques pintes d’eau y entrèrent. Cependant, les passagers purent se maintenir à leur place. Ils regardèrent devant eux… Le roc noir qu’ils avaient heurté se déplaçait et s’agitait au milieu du bouillonnement des eaux.

Ce roc, c’était un monstrueux hippopotame, que le courant avait entraîné jusqu’à l’îlot, et qui n’osait s’aventurer dans le rapide afin de gagner l’une ou l’autre rive. En se sentant heurté par l’embarcation, il releva la tête, et la secouant horizontalement, il regarda autour de lui avec ses petits yeux hébétés. L’énorme pachyderme, long de dix pieds, la peau dure, brune et dépourvue de poils, la gueule ouverte, montrait des incisives supérieures et des canines extrêmement développées. Presque aussitôt, il se précipita sur l’embarcation qu’il mordit avec rage, et que ses dents menaçaient de lacérer.

Mais sir John Murray était là. Son sang-froid ne l’abandonna pas. Il épaula tranquillement son fusil, et frappa d’une balle l’animal près de l’oreille. L’hippopotame ne lâcha pas prise, et secoua le canot comme un chien fait d’un lièvre. Le rifle, immédiatement rechargé, blessa de nouveau l’animal à la tête. Le coup fut mortel, car toute cette masse charnue coula immédiatement, après avoir, dans un dernier effort d’agonie, repoussé le canot au large de l’îlot.

Avant que les passagers eussent pu se reconnaître, l’embarcation, prise de travers, tournoyant comme une toupie, reprenait obliquement la direction du rapide. Un coude brusque de la rivière, à quelques centaines de yards au-dessous, brisait alors le courant du Nosoub. Le canot y fut porté en vingt secondes. Un choc violent l’arrêta, et les passagers, sains et saufs, s’élancèrent sur la berge, après avoir été entraînés pendant un espace de deux milles, en aval de leur point d’embarquement.

Chapitre XI Où l’on retrouve Nicolas Palander.

Les travaux géodésiques furent repris. Deux stations successivement adoptées, jointes à la station dernière, située en deçà du fleuve, servirent à la formation d’un nouveau triangle. Cette opération se fit sans difficulté. Cependant, les astronomes durent se défier des serpents qui infestaient cette région. C’étaient des «mambas» fort venimeux, longs de dix à douze pieds, et dont la morsure eût été mortelle.

Quatre jours après le passage du rapide de Nosoub, le 21 juin, les opérateurs se trouvaient au milieu d’un pays boisé. Mais les taillis qui le couvraient, formés d’arbres médiocres, ne gênèrent pas le travail de la triangulation. À tous les points de l’horizon, des éminences bien distinctes, et que séparaient une distance de plusieurs milles, se prêtaient à l’établissement des pylônes et des réverbères. Cette contrée, vaste dépression de terrain sensiblement abaissée au-dessous du nivellement général, était, par cela même, humide et fertile. William Emery y reconnut par milliers le figuier de la Hottentotie, dont les fruits aigrelets sont très-goûtés des Bochjesmen. Les plaines, largement étendues entre les taillis, répandaient un suave parfum dû à la présence d’une infinité de racines bulbeuses, assez semblables aux plantes du colchique. Un fruit jaune, long de deux à trois pouces, surmontait ces racines et parfumait l’air de ses odorantes émanations. C’était le «kucumakranti» de l’Afrique australe, dont les petits indigènes se montrent particulièrement friands. En cette région, où les eaux environnantes affluaient par des pentes insensibles, reparurent aussi les champs de coloquintes, et d’interminables bordures de ces menthes dont la transplantation a si parfaitement réussi en Angleterre.

Quoique fertile et propice à de grands développements agricoles, cette région extratropicale paraissait peu fréquentée des tribus nomades. On n’y voyait aucune trace d’indigènes. Pas un kraal, pas même un feu de campement. Cependant, les eaux n’y manquaient pas, et formaient en maint endroit des ruisseaux, des mares, quelques lagons assez importants et deux ou trois rivières à cours rapide qui devaient affluer aux divers tributaires de l’Orange.

Ce jour-là, les savants organisèrent une halte avec l’intention d’attendre la caravane. Les délais fixés par le chasseur allaient expirer, et s’il ne s’était pas trompé dans ses calculs, il devait arriver ce jour même, après avoir franchi le passage guéable sur les bas cours du Nosoub.

Cependant, la journée s’écoula. Aucun Bochjesman ne parut. L’expédition avait-elle rencontré quelque obstacle qui l’empêchait de rejoindre? Sir John Murray pensa que le Nosoub n’étant pas guéable à cette époque où les réserves d’eau sont encore abondantes, le chasseur avait dû aller chercher plus au sud un gué praticable. Cette raison était plausible, en effet. Les pluies avaient été très-abondantes pendant la dernière saison et devaient provoquer des crues inaccoutumées.

Les astronomes attendaient. Mais quand la journée du 22 juin se fut également achevée sans qu’aucun des hommes de Mokoum n’eût paru, le colonel Everest se montra fort inquiet. Il ne pouvait continuer sa marche au nord, quand le matériel de l’expédition lui manquait. Or ce retard, s’il se prolongeait, pouvait compromettre le succès des opérations.

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