Le 30 mai, le temps, jusque-là clair et par conséquent favorable aux observations, changea presque subitement. En toute autre région, on eût prédit à coup sûr quelque orage, accompagné de pluies torrentielles. Le ciel se couvrit de nuages d’un mauvais aspect. Quelques éclairs sans tonnerre apparurent un instant dans la masse des vapeurs. Mais la condensation ne se fit pas entre les couches supérieures de l’air, et le sol, alors très-sec, ne reçut pas une goutte d’eau. Seulement, le ciel demeura embrumé pendant quelques jours. Ce brouillard intempestif ne pouvait que gêner les opérations. Les points de mire n’étaient plus visibles à un mille de distance.
Cependant, la commission anglo-russe, ne voulant pas perdre de temps, résolut d’établir des signaux de feu, afin d’opérer pendant la nuit. Seulement, sur le conseil du bushman, on dut prendre quelques précautions dans l’intérêt des observateurs. Et en effet, pendant la nuit, les bêtes fauves, attirées par l’éclat des lampes électriques, se rangeaient par troupes autour des stations. Les opérateurs entendaient alors les cris glapissants des chacals, et le rauque ricanement des hyènes, qui rappelle le rire particulier des nègres ivres.
Pendant ces premières observations nocturnes, au centre d’un cercle bruyant d’animaux redoutables, parmi lesquels un rugissement formidable annonçait parfois la présence du lion, les astronomes se sentirent un peu distraits de leur travail. Les mesures furent moins rapidement conduites, sinon moins exactement. Ces yeux enflammés, fixés sur eux et perçant l’ombre épaisse, gênaient un peu les savants. Dans de telles conditions, prendre les distances au zénith des réverbères et leurs distances angulaires, demandait un extrême sang-froid, et une imperturbable possession de soi-même. Mais ces qualités ne manquèrent pas aux membres de la commission. Après quelques jours, ils avaient repris toute leur présence d’esprit, et opéraient au milieu des fauves aussi nettement que s’ils eussent été dans les tranquilles salles des observatoires. D’ailleurs, à chaque station, on adjoignait quelques chasseurs, armés de fusils, et un certain nombre d’hyènes trop audacieuses tombèrent alors sous les balles européennes. Inutile d’ajouter que sir John Murray trouvait «adorable» cette manière de conduire une triangulation. Pendant que son œil était fixé à l’oculaire des lunettes, sa main tenait son Goldwing, et il fit plus d’une fois le coup de feu, entre deux observations zénithales.
Les opérations géodésiques ne furent donc pas interrompues par l’inclémence du temps. Leur précision n’en souffrit en aucune façon, et la mesure de la méridienne continua régulièrement à s’avancer vers le nord.
Aucun incident digne d’être relaté ne marqua la suite des travaux géodésiques depuis le 30 mai jusqu’au 17 juin. De nouveaux triangles furent établis au moyen de stations artificielles. Et avant la fin du mois, si quelque obstacle naturel n’arrêtait pas la marche des opérateurs, le colonel Everest et Mathieu Strux comptaient bien avoir mesuré un nouveau degré du vingt-quatrième méridien.
Le 17 juin, un cours d’eau assez large, affluent du fleuve Orange, coupa la route. Les membres de la commission scientifique n’étaient pas embarrassés de le traverser de leur personne. Ils possédaient un canot de caoutchouc, précisément destiné à franchir les fleuves ou les lacs de moyenne grandeur. Mais les chariots et le matériel de la caravane ne pouvaient passer ainsi. Il fallait chercher un gué soit en amont, soit en aval du cours d’eau.
Il fut donc décidé, malgré l’opinion de Mathieu Strux, que les Européens, munis de leurs instruments, traverseraient le fleuve, tandis que la caravane, sous la conduite de Mokoum, irait à quelques milles au-dessous prendre un passage guéable que le chasseur prétendait connaître.
Cet affluent de l’Orange mesurait en cet endroit un demi-mille de largeur. Son rapide courant, brisé çà et là par des têtes de rocs et des troncs d’arbres engagés dans la vase, offrait donc un certain danger pour une frêle embarcation. Mathieu Strux avait présenté quelques observations à cet égard. Mais ne voulant pas paraître reculer devant un péril que ses compagnons allaient braver, il se rangea à l’opinion commune.
Seul, Nicolas Palander dut accompagner le reste de l’expédition dans son détour vers le bas cours du fleuve. Non que le digne calculateur eût conçu la moindre crainte! Il était trop absorbé pour soupçonner un danger quelconque. Mais sa présence n’était pas indispensable à la conduite des opérations, et il pouvait sans inconvénient quitter ses compagnons pendant un jour ou deux. D’ailleurs, l’embarcation, fort petite, ne pouvait contenir qu’un nombre limité de passagers. Or, il valait mieux ne faire qu’une traversée de ce rapide, et transporter d’une seule fois, les hommes, les instruments et quelques vivres sur la rive droite. Des marins expérimentés étaient nécessaires pour diriger le canot de caoutchouc, et Nicolas Palander céda sa place à l’un des Anglais du Queen and Tzar, beaucoup plus utile en cette circonstance que l’honorable astronome d’Helsingfors.
Un rendez-vous ayant été convenu au nord du rapide, la caravane commença à descendre la rive gauche sous la direction du chasseur. Bientôt les derniers chariots eurent disparu dans l’éloignement, et le colonel Everest, Mathieu Strux, Emery, Zorn, sir John Murray, deux matelots et un Bochjesman fort entendu en matière de navigation fluviale, restèrent sur la rive du Nosoub.
Tel était le nom donné par les indigènes à ce cours d’eau, très-accru, en ce moment, par les ruisseaux tributaires formés pendant la dernière saison des pluies.
«Une fort jolie rivière, dit Michel Zorn, à son ami William, tandis que les marins préparaient l’embarcation destinée à les transporter sur l’autre rive.
– Fort jolie, mais difficile à traverser, répondit William Emery. Ces rapides, ce sont des cours d’eau qui ont peu de temps à vivre, et qui jouissent de la vie! Dans quelques semaines, avec la saison sèche, il ne restera peut-être pas de quoi désaltérer une caravane dans le lit de cette rivière, et maintenant, c’est un torrent presque infranchissable. Il se hâte de couler et tarira vite! Telle est, mon cher compagnon, la loi de la nature physique et morale. Mais nous n’avons pas de temps à perdre en propos philosophiques. Voici le canot préparé, et je ne suis pas fâché de voir comment il se comportera sur ce rapide.»
En quelques minutes, l’embarcation de caoutchouc, développée et fixée sur son armature intérieure, avait été lancée à la rivière. Elle attendait les voyageurs au bas d’une berge, coupée en pente douce dans un massif de granit rose. En cet endroit, grâce à un remous produit par une pointe avancée de la rive, l’eau tranquille baignait sans murmure les roseaux entremêlés de plantes sarmenteuses. L’embarquement s’opéra donc facilement. Les instruments furent déposés dans le fond du canot, sur une couche d’herbages, afin de n’éprouver aucun choc. Les passagers prirent place de manière à ne point gêner le mouvement des deux rames confiées aux matelots. Le Bochjesman se mit à l’arrière et prit la barre.
Cet indigène était le «foreloper» de la caravane, c’est-à-dire «l’homme qui ouvre la marche.» Le chasseur l’avait donné comme un habile homme, ayant une grande pratique des rapides africains. Cet indigène savait quelques mots d’anglais, et il recommanda aux passagers de garder un profond silence pendant la traversée du Nosoub.