Restait à choisir le méridien sur lequel on devait mesurer un arc de plusieurs degrés. Ce méridien pourrait-il être pris à l’une des extrémités de la base, ce qui éviterait de relier cette base à un autre point du Kalahari par une série de triangles auxiliaires? [8]
Cette circonstance fut soigneusement examinée, et après discussion, on reconnut que l’extrémité sud de la base pouvait servir de point de départ. Ce méridien était le vingt-quatrième à l’est de Greenwich: il se prolongeait sur un espace d’au moins sept degrés, du vingtième au vingt-septième sans rencontrer d’obstacles naturels, ou tout au moins, la carte n’en signalait aucun. Vers le nord seulement, il traversait le lac Ngami dans sa portion orientale, mais ce n’était point là un empêchement insurmontable, et Arago avait éprouvé des difficultés bien autrement grandes, lorsqu’il joignit géodésiquement la côte d’Espagne aux îles Baléares.
Il fut donc décidé que l’arc à mesurer serait pris sur le vingt-quatrième méridien, qui, prolongé en Europe, donnerait la facilité de mesurer un arc septentrional sur le territoire même de l’empire russe.
Les opérations commencèrent aussitôt, et les astronomes s’occupèrent de choisir la station à laquelle devait aboutir le sommet du premier triangle, qui aurait pour base la base mesurée directement.
La première station fut choisie vers la droite de la méridienne. C’était un arbre isolé, situé à une distance de dix milles environ, sur une extumescence du sol. Il était parfaitement visible, et de l’extrémité sud-est de la base et de son extrémité nord-ouest, points auxquels le colonel Everest fit élever deux pylônes. Son sommet effilé permettait de le relever avec une extrême précision.
Les astronomes s’occupèrent d’abord de mesurer l’angle que faisait cet arbre avec l’extrémité sud-est de la base. Cet angle fut mesuré au moyen d’un cercle répétiteur de Borda, disposé pour les observations géodésiques. Les deux lunettes de l’instrument étaient placées de telle façon que leurs axes optiques fussent exactement dans le plan du cercle; l’une visait l’extrémité nord-ouest de la base, et l’autre, l’arbre isolé choisi dans le nord-est; elles indiquaient ainsi par leur écartement, la distance angulaire qui séparait ces deux stations. Inutile d’ajouter que cet admirable instrument, construit avec une extrême perfection, permettait aux observateurs de diminuer autant qu’ils le voulaient les erreurs d’observation. Et en effet, par la méthode de la répétition, ces erreurs, quand les répétitions sont nombreuses, tendent à se compenser et à se détruire mutuellement. Quant aux verniers, aux niveaux, aux fils à plomb destinés à assurer la pose régulière de l’appareil, ils ne laissaient rien à désirer. La commission anglo-russe possédait quatre cercles répétiteurs. Deux devaient servir aux observations géodésiques, tels que le relèvement des angles qui devaient être mesurés; les deux autres, dont les cercles étaient placés dans une position verticale, permettaient, au moyen d’horizons artificiels, d’obtenir des distances zénithales, et par conséquent de calculer, même dans une seule nuit, la latitude d’une station avec l’approximation d’une petite fraction de seconde. En effet, dans cette grande opération de triangulation, il fallait non-seulement obtenir la valeur des angles qui formaient les triangles géodésiques, mais aussi mesurer à de certains intervalles la hauteur méridienne des étoiles, hauteur égale à la latitude de chaque station.
Le travail fut commencé dans la journée du 14 avril. Le colonel Everest, Michel Zorn et Nicolas Palander calculèrent l’angle que extrémité sud-est de la base faisait avec l’arbre, tandis que Mathieu Strux, William Emery et sir John Murray, se portant à extrémité nord-ouest, mesurèrent l’angle que cette extrémité faisait avec le même arbre.
Pendant ce temps, le camp était levé, les bœufs étaient attelés, et la caravane, sous la direction du bushman, se dirigeait vers la première station qui devait servir de lieu de halte. Deux caamas et leurs conducteurs, affectés au transport des instruments, accompagnaient les observateurs.
Le temps était assez clair et se prêtait à l’opération. Il avait été décidé, d’ailleurs, que si l’atmosphère venait à gêner les relèvements, les observations seraient faites pendant la nuit au moyen de réverbères ou de lampes électriques, dont la commission était munie.
Pendant cette première journée, les deux angles ayant été mesurés, le résultat des mesures fut porté sur le double registre, après avoir été soigneusement collationné. Lorsque le soir arriva, tous les astronomes étaient réunis avec la caravane autour de l’arbre qui avait servi de mire.
C’était un énorme baobab dont la circonférence mesurait plus de quatre-vingts pieds [9]. Son écorce, couleur de syénite, lui donnait un aspect particulier. Sous l’immense ramure de ce géant, peuplé d’un monde d’écureuils très-friands de ses fruits ovoïdes à pulpes planches, toute la caravane put trouver place, et le repas fut préparé pour les Européens par le cuisinier de la chaloupe, auquel la venaison ne manqua pas. Les chasseurs de la troupe avaient battu les environs et tué un certain nombre d’antilopes. Bientôt, l’odeur des grillades fumantes emplit l’atmosphère et sollicita l’appétit des observateurs qui n’avait pas besoin d’être excité.
Après ce repas réconfortant, les astronomes se retirèrent dans leur chariot spécial, tandis que Mokoum établissait des sentinelles sur la lisière du campement. De grands feux, dont les branches mortes du gigantesque baobab firent les frais, demeurèrent allumés toute la nuit, et contribuèrent à tenir à une respectueuse distance les bêtes fauves qu’attirait l’odeur de la chair saignante.
Cependant, après deux heures de sommeil, Michel Zorn et William Emery se relevèrent. Leur travail d’observateurs n’était pas terminé. Ils voulaient calculer la latitude de cette station par l’observation de hauteurs d’étoiles. Tous les deux, sans se soucier des fatigues du jour, ils s’installèrent aux lunettes de leur instrument, et tandis que le rire des hyènes et le rugissement des lions retentissaient dans la sombre plaine, ils déterminèrent rigoureusement le déplacement que le zénith avait subi en passant de la première station à la seconde.