Les heures s’écoulèrent. Minuit passa. Rien n’avait encore apparu sur ce sombre piton.
Enfin, à deux heures trois quarts, le colonel Everest, se relevant froidement, dit ce simple mot:
«Le signal!»
Le hasard l’avait favorisé, au grand dépit de son collègue russe, qui dut constater lui-même l’apparition du réverbère. Mais Mathieu Strux, se contenant, ne prononça pas un seul mot.
Le relèvement fut alors pris avec de méticuleuses précautions, et, après des observations souvent réitérées, l’angle mesuré donna 73° 58’42’‘ 413. On voit que cette mesure était obtenue jusqu’aux millièmes de seconde, c’est-à-dire avec une exactitude pour ainsi dire absolue.
Le lendemain, 2 juillet, le camp fut levé dès l’aube. Le colonel Everest voulait rejoindre ses compagnons le plus tôt possible. Il avait hâte de savoir si cette conquête de la montagne n’avait pas été trop chèrement achetée. Les chariots se mirent en route sous la conduite du foreloper, et à midi, tous les membres de la commission scientifique étaient réunis. Pas un d’eux, on le sait, ne manquait à l’appel. Les incidents divers du combat contre les lions furent racontés et les vainqueurs très-chaudement félicités.
Pendant cette matinée, sir John Murray, Michel Zorn et William Emery avaient mesuré du haut de la montagne la distance angulaire d’une nouvelle station située à quelques milles dans l’ouest de la méridienne. Les opérations pouvaient donc continuer sans retard. Les astronomes, ayant également pris la hauteur zénithale de quelques étoiles, calculèrent la latitude du piton, d’où Nicolas Palander conclut qu’une seconde portion de l’arc méridien, équivalente à un degré, avait été obtenue par les dernières mesures trigonométriques. C’étaient donc, en somme, deux degrés déduits depuis la base pour une série de quinze triangles.
Les travaux furent immédiatement poursuivis. Ils s’accomplissaient dans des conditions satisfaisantes, et l’on devait espérer qu’aucun obstacle physique ne s’opposerait à leur entier achèvement. Pendant cinq semaines, le ciel se montra propice aux observations. La contrée, un peu accidentée, se prêtait à l’établissement des mires. Sous la direction du bushman, les campements s’organisaient régulièrement. Les vivres ne manquaient pas. Les chasseurs de la caravane, sir John en tête, ravitaillaient sans cesse l’expédition. L’honorable Anglais n’en était plus à compter les variétés d’antilopes ou les buffles qui tombaient sous ses balles. Tout marchait au mieux. La santé générale était satisfaisante. L’eau ne s’était pas encore raréfiée dans les plis de terrain. Enfin, les discussions entre le colonel Everest et Mathieu Strux semblaient se modérer, au grand plaisir de leurs compagnons. Chacun rivalisait de zèle, et l’on pouvait déjà prévoir le succès définitif de l’entreprise, quand une difficulté locale vint gêner momentanément les observations et raviver les rivalités nationales.
C’était le 11 août. Depuis la veille, la caravane parcourait un pays boisé, dont les forêts et les taillis se succédaient de mille en mille. Ce matin-là, les chariots s’arrêtèrent devant une immense agrégation de hautes futaies, dont les limites devaient s’étendre bien au delà de l’horizon. Rien de plus imposant que ces masses de verdure qui formaient comme un rideau de cent pieds tendu au-dessus du sol. Aucune description ne donnerait une idée exacte de ces beaux arbres qui composaient une forêt africaine. Là s’entremêlaient les essences les plus diverses, le «gounda,» le «mosokoso,» le «moukomdou,» bois recherché pour les constructions navales, les ébéniers à gros troncs dont l’écorce recouvre une chair absolument noire, le «bauhinia» aux fibres de fer, des «buchneras» aux fleurs couleur d’orange, de magnifiques «roodeblatts,» au tronc blanchâtre et couronné de feuillage cramoisi d’un effet indescriptible, des gaiacs par milliers dont quelques-uns mesuraient jusqu’à quinze pieds de tour. De ce massif profond sortait un murmure, à la fois émouvant et grandiose, qui rappelait le bruit du ressac sur une côte sablonneuse. C’était le vent qui, passant au travers de cette puissante ramure, venait expirer sur la lisière de la forêt géante.
À une question qui lui fut alors posée par le colonel Everest, le chasseur répondit:
«C’est la forêt de Rovouma!
– Quelle est sa largeur de l’est à l’ouest?
– Quarante-cinq milles.
– Et sa profondeur du sud au nord?
– Dix milles environ.
– Et comment passerons-nous au travers de cette masse épaisse d’arbres?
– Nous ne passerons pas au travers, répondit Mokoum. Il n’y a pas de sentier praticable. Nous n’avons qu’une ressource: tourner la forêt soit par l’est, soit par l’ouest.»
Les chefs de l’expédition, quand ils eurent entendu les réponses si précises du bushman, se trouvèrent fort embarrassés. On ne pouvait évidemment disposer des points de mire dans cette forêt qui occupait un terrain absolument plane. Quant à la tourner, c’est-à-dire à s’écarter de vingt à vingt-cinq milles d’un côté ou de l’autre de la méridienne, c’était singulièrement accroître les travaux de la triangulation, et ajouter peut-être une dizaine de triangles auxiliaires à la série trigonométrique.
Une difficulté réelle, un obstacle naturel surgissait donc. La question était importante et difficile à résoudre. Dès que le campement eut été établi à l’ombre de magnifiques bouquets d’arbres distants d’un demi-mille de la lisière même de la forêt, les astronomes furent convoqués en conseil, dans le but de prendre une décision. La question de trianguler à travers l’immense massif d’arbres fut aussitôt écartée. Il était évident qu’on ne pouvait opérer dans de pareilles conditions. Restait donc la proposition de tourner l’obstacle, soit par la gauche, soit par la droite, l’écart étant à peu près le même de chaque côté, puisque la méridienne attaquait la forêt par son milieu.
Les membres de la commission anglo-russe conclurent donc à ce que l’infranchissable barrière fût tournée. Que ce fût par l’est ou par l’ouest, peu importait. Or, il arriva précisément que sur cette question futile, une discussion violente s’éleva entre le colonel Everest et Mathieu Strux. Les deux rivaux, qui s’étaient contenus depuis quelque temps, retrouvèrent là toute leur ancienne animosité, qui passa seulement de l’état latent à l’état sensible, et finit par dégénérer en une altercation grave. En vain, leurs collègues tentèrent de s’interposer. Les deux chefs ne voulurent rien entendre. L’un, l’Anglais, tenait pour la droite, direction qui rapprochait l’expédition de la route suivie par David Livingstone, lors de son premier voyage aux chutes de Zambèse, et c’était au moins une raison, car ce pays, plus connu et plus fréquenté, pouvait offrir certains avantages. Quant au Russe, il opinait pour la gauche, mais évidemment pour contrecarrer l’opinion du colonel. Si le colonel eût opté pour la gauche, il aurait tenu pour la droite.
La querelle alla fort loin, et l’on pouvait prévoir le moment où une scission se produirait entre les membres de la commission.
Michel Zorn et William Emery, sir John Murray et Nicolas Palander n’y pouvant rien, quittèrent la conférence, et laissèrent les deux chefs aux prises. Tel était leur entêtement que l’on devait tout craindre, même que les travaux, interrompus en ce point, se continuassent par deux séries de triangles obliques.