– Et c’est une stupidité!…
– Je le sais aussi… Mais pourquoi?
– Parce que, fis-je, hors de moi, Larsan a beau avoir du génie; il pourra peut-être tromper un policier, un journaliste, un reporter, et, je le dis: un Rouletabille… il pourra peut-être tromper un ami, quelques instants, je l’admets… Mais il ne pourra jamais tromper une fille au point de se faire passer pour son père – ceci pour vous rassurer sur le cas de M. Stangerson – ni une femme, au point de se faire passer pour son fiancé. Eh! mon ami, Mathilde Stangerson connaissait M. Darzac avant qu’elle n’eût franchi à son bras le fort d’Hercule!…
– Et elle connaissait aussi Larsan! ajouta froidement Rouletabille. Eh bien, mon cher, vos raisons sont puissantes, mais, comme (oh! l’ironie de cela!) je ne sais pas au juste jusqu’où va le génie de mon père, j’aime mieux, pour rendre à M. Robert Darzac une personnalité que je n’ai jamais songé à lui enlever, me baser sur un argument un peu plus solide: Si Robert Darzac était Larsan, Larsan ne serait pas apparu à plusieurs reprises à Mathilde Stangerson, puisque c’est la réapparition de Larsan qui enlève Mathilde Stangerson à Robert Darzac!
– Eh! m’écriai-je… À quoi bon tant de vains raisonnements quand on n’a qu’à ouvrir les yeux?… Ouvrez-les, Rouletabille!»
Il les ouvrit.
«Sur qui? fit-il avec une amertume sans égale. Sur le prince Galitch?
– Pourquoi pas? Il vous plaît, à vous, ce prince de la Terre Noire qui chante des chansons lithuaniennes?
– Non! répondit Rouletabille, mais il plaît à Mrs. Edith.»
Et il ricana. Je serrai les poings. Il s’en aperçut, mais fit tout comme s’il ne s’en apercevait pas.
«Le prince Galitch est un nihiliste qui ne m’occupe guère, fit-il tranquillement.
– Vous en êtes sûr?… Qui vous a dit?…
– La femme de Bernier connaît l’une des trois petites vieilles dont nous a parlé, au déjeuner, Mrs. Edith. J’ai fait une enquête. C’est la mère d’un des trois pendus de Kazan, qui avaient voulu faire sauter l’empereur. J’ai vu la photographie des malheureux. Les deux autres vieilles sont les deux autres mères… Aucun intérêt», fit brusquement Rouletabille.
Je ne pus retenir un geste d’admiration.
«Ah! vous ne perdez pas votre temps!
– L’autre non plus», gronda-t-il.
Je croisai les bras.
«Et le vieux Bob? fis-je.
– Non! mon cher, non! souffla Rouletabille, presque avec rage; celui-là, non!… Vous avez vu qu’il a une perruque, n’est-ce pas?… Eh bien, je vous prie de croire que lorsque mon père met une perruque, cela ne se voit pas!»
Il me dit cela si méchamment que je me disposai à le quitter. Il m’arrêta.
«Eh bien, mais?… Nous n’avons rien dit d’Arthur Rance?…
– Oh! celui-là n’a pas changé… dis-je.
– Toujours les yeux! Prenez garde à vos yeux, Sainclair…»
Et il me serra la main. Je sentis que la sienne était moite et brûlante. Il s’éloigna. Je restai un instant sur place, songeant… songeant à quoi? À ceci, que j’avais tort de prétendre qu’Arthur Rance n’avait pas changé… D’abord, maintenant, il laissait pousser un soupçon de moustache, ce qui était tout à fait anormal pour un Américain routinier de sa trempe… Ensuite, il portait les cheveux plus longs, avec une large mèche collée sur le front… Ensuite, je ne l’avais pas vu depuis deux ans… On change toujours en deux ans… Et puis Arthur Rance, qui ne buvait que de l’alcool, ne boit plus que de l’eau… Mais alors, Mrs. Edith?… Qu’est-ce que Mrs. Edith?… Ah çà! Est-ce que je deviens fou, moi aussi?… Pourquoi dis-je: moi aussi?… comme… comme la Dame en noir?… comme… comme Rouletabille?… Est-ce que je ne trouve pas que Rouletabille devient un peu fou?… Ah! la Dame en noir nous a tous ensorcelés!… Parce que la Dame en noir vit dans le perpétuel frisson de son souvenir, voilà que nous tremblons du même frisson qu’elle… La peur, ça se gagne… comme le choléra.
3° De l’emploi de mon après-midi, jusqu’à cinq heures.
Je profitai de ce que je n’étais point de garde pour aller me reposer dans ma chambre; mais je dormis mal, ayant rêvé tout de suite que le vieux Bob, Mr Rance et Mrs. Edith formaient une affreuse association de bandits qui avaient juré notre perte à Rouletabille et à moi. Et, quand je me réveillai, sous cette impression funèbre, et que je revis les vieilles tours et le vieux château, toutes ces pierres menaçantes, je ne fus pas loin de donner raison à mon cauchemar et je me dis tout haut: «Dans quel repaire sommes-nous venus nous réfugier?» Je mis le nez à la fenêtre. Mrs. Edith passait dans la Cour du Téméraire, s’entretenant négligemment avec Rouletabille et roulant entre ses jolis doigts fuselés une rose éclatante. Je descendis aussitôt. Mais, arrivé dans la cour, je ne la trouvai plus. Je suivis Rouletabille qui entrait faire son tour d’inspection dans la Tour Carrée.
Je le vis très calme et très maître de sa pensée; très maître aussi de ses yeux qu’il ne fermait plus. Ah! C’était toujours un spectacle de le voir regarder les choses autour de lui. Rien ne lui échappait. La Tour Carrée, habitation de la Dame en noir, était l’objet de son constant souci.
Et, à ce propos, je crois opportun, quelques heures avant le moment où va se produire la tant mystérieuse attaque, de donner ici le plan intérieur de l’étage habité de cette tour, étage qui se trouvait de plain-pied avec la Cour de Charles le Téméraire.
Quand on entrait dans la Tour Carrée par la seule porte K, on se trouvait dans un large corridor qui avait fait partie autrefois de la salle des gardes. La salle des gardes prenait autrefois tout l’espace O, O1, O2, O3, et était fermée de murs de pierre qui existaient toujours avec leurs portes donnant sur les autres pièces du Vieux Château. C’est Mrs. Arthur Rance qui, dans cette salle des gardes, avait fait élever des murailles de planches de façon à constituer une pièce assez spacieuse qu’elle avait le dessein de transformer en salle de bains.
Cette pièce même était entourée maintenant par les deux couloirs à angle droit O, O1, et O1, O2. La porte de cette pièce qui servait de loge aux Bernier était située en S. On était dans la nécessité de passer devant cette porte pour se rendre en R, où se trouvait l’unique porte permettant d’entrer dans l’appartement des Darzac. L’un des époux Bernier devait toujours se tenir dans la loge. Et il n’y avait qu’eux qui avaient le droit d’entrer dans leur loge. De cette loge, on surveillait également, par une petite fenêtre pratiquée en Y, la porte V, qui donnait sur l’appartement du vieux Bob. Quand M. et Mme Darzac ne se trouvaient point dans leur appartement, l’unique clef qui ouvrait la porte R était toujours chez les Bernier; et c’était une clef spéciale et toute neuve, fabriquée la veille dans un endroit que seul Rouletabille connaissait. Le jeune reporter avait posé la serrure lui-même.