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«Prince, je ne crois point que votre dernier os à moelle du milieu de la période quaternaire…»

Et tous les binocles noirs remuèrent…

Rouletabille se leva et me fit un signe. Je le rejoignis hâtivement dans la salle du conseil. Aussitôt que je me présentai, il ferma la porte et me dit:

«Eh bien, l’avez-vous senti?…»

J’étouffais; je murmurai:

«Il est là!… il est là!… À moins que nous ne devenions fous!…»

Un silence, et je repris, plus calme:

«Vous savez, Rouletabille, qu’il est très possible que nous devenions fous… Cette hantise de Larsan nous conduira au cabanon, mon ami!… Il n’y a pas deux jours que nous sommes enfermés dans ce château, et voyez déjà dans quel état…»

Rouletabille m’interrompit.

«Non! non!… je le sens!… Il est là!… Je le touche!… Mais où?… Mais quand?… Depuis que je suis entré ici, je sens qu’il ne faut pas que je m’en éloigne!… Je ne tomberai pas dans le piège!… Je n’irai pas le chercher dehors, bien que je l’aie vu dehors!… Bien que vous l’ayez vu, vous-même, dehors!…»

Puis il s’est calmé tout à fait, a froncé les sourcils, a allumé sa bouffarde et a dit comme aux beaux jours, aux beaux jours où sa raison, qui ignorait encore le lien qui l’unissait à la Dame en noir, n’était pas troublée par les mouvements de son cœur:

«Raisonnons!…»

Et il en revint tout de suite à cet argument qu’il nous avait déjà servi et qu’il se répétait sans cesse à lui-même pour ne point, disait-il, se laisser séduire par le côté extérieur des choses. «Ne point chercher Larsan là où il se montre, le chercher partout où il se cache.»

Ceci suivi de cet autre argument complémentaire:

«Il ne se montre si bien là où il paraît être que pour qu’on ne le voie pas là où il est.»

Et il reprit:

«Ah! le côté extérieur des choses! Voyez-vous, Sainclair; il y a des moments où, pour raisonner, je voudrais pouvoir m’arracher les yeux. Arrachons-nous les yeux, Sainclair; cinq minutes… cinq minutes seulement… et nous verrons peut-être clair!»

Il s’assit, posa sa pipe sur la table, se prit la tête dans les mains et dit:

«Voici, je n’ai plus d’yeux. Dites-moi, Sainclair: qu’y a-t-il à l’intérieur des pierres?

– Qu’est-ce que je vois à l’intérieur des pierres? répétai je.

– Eh non! Eh non! vous n’avez plus d’yeux, vous ne voyez plus rien! Énumérez sans voir! ÉNUMÉREZ-LES TOUS!

– Il y a d’abord vous et moi, fis-je, comprenant enfin où il voulait en venir.

– Très bien.

– Ni vous, ni moi, continuai-je, ne sommes Larsan.

– Pourquoi?

– Pourquoi?… Eh! dites-le donc!… Il faut que vous me disiez pourquoi! J’admets, moi, que je ne suis pas Larsan, j’en suis sûr, puisque je suis Rouletabille; mais, vis-à-vis de Rouletabille, me direz-vous pourquoi vous n’êtes pas Larsan?…

– Parce que vous l’auriez bien vu!…

– Malheureux! hurla Rouletabille, en s’enfonçant avec plus de force les poings dans les yeux! Je n’ai plus d’yeux… Je ne peux pas vous voir!… Si Jarry, de la brigade des jeux, n’avait pas vu s’asseoir à la banque de Trouville le comte de Maupas, il aurait juré, par la seule vertu du raisonnement, que l’homme qui prenait alors les cartes était Ballmeyer! Si Noblet, de la brigade des garnis, ne s’était trouvé face à face, un soir, chez la Troyon, avec un homme qu’il reconnut pour être la vicomte Drouet d’Eslon, il aurait juré que l’homme qu’il venait arrêter et qu’il n’arrêta pas parce qu’il l’avait vu, était Ballmeyer! Si l’inspecteur Giraud, qui connaissait le comte de Motteville comme vous me connaissez, n’avait pas vu, un après-midi, aux courses de Longchamp, causant à deux de ses amis dans le pesage, n’avait pas vu, dis-je, le comte de Motteville, il eût arrêté Ballmeyer ! Ah! voyez-vous, Sainclair! ajouta le jeune homme d’une voix sourde et frémissante, mon père est né avant moi!… et il faut être bien fort pour «arrêter» mon père!…»

Ceci fut dit avec tant de désespoir, que le peu de force que j’avais de raisonner s’évanouit tout à fait. Je me bornai à lever les mains au ciel, geste que Rouletabille ne vit point, car il ne voulait plus rien voir!…

«Non! non! il ne faut plus rien voir, répéta-t-il… ni vous, ni M. Stangerson, ni M. Darzac, ni Arthur Rance, ni le vieux Bob, ni le prince Galitch… Mais il faut savoir pourquoi aucun de ceux-là ne peut être Larsan! Seulement alors, seulement, je respirerai derrière les pierres…»

Moi, je ne respirais plus… On entendait, sous la voûte de la poterne, le pas régulier de Mattoni qui montait sa garde.

«Eh bien, et les domestiques? fis-je avec effort… et Mattoni?… et les autres?

– Je sais, je suis sûr qu’ils n’ont point quitté le fort d’Hercule pendant que Larsan apparaissait à Mme Darzac et à M. Darzac, en gare de Bourg…

– Avouez encore, Rouletabille, fis-je, que vous ne vous en occupez pas, parce que tout à l’heure, ils n’étaient point derrière les binocles noirs!»

Rouletabille frappa du pied, et s’écria: «Taisez-vous! Taisez-vous, Sainclair!… Vous allez me rendre plus nerveux que ma mère!»

Cette phrase, dite dans la colère, me frappa étrangement. J’eus voulu questionner Rouletabille sur l’état d’esprit de la Dame en noir, mais il avait repris, posément:

«1° Sainclair n’est pas Larsan puisque Sainclair était au Tréport avec moi pendant que Larsan était à Bourg.

«2° Le professeur Stangerson n’est pas Larsan, puisqu’il était sur la ligne de Dijon à Lyon pendant que Larsan était à Bourg. En effet, arrivés à Lyon, une minute avant lui, M. et Mme Darzac le virent descendre de son train.

«Mais tous les autres, s’il est suffisant de pouvoir être à Bourg à ce moment-là pour être Larsan, peuvent être Larsan, car tous pouvaient être à Bourg.

«D’abord M. Darzac y était; ensuite Arthur Rance a été absent les deux jours qui ont précédé l’arrivée du professeur et de M. Darzac. Il arrivait tout juste à Menton pour les recevoir (Mrs. Edith elle-même, sur mes questions, que je posais à bon escient, m’a avoué que, ces deux jours-là, son mari avait dû s’absenter pour affaires). Le vieux Bob faisait son voyage à Paris. Enfin, le prince Galitch n’a pas été vu aux grottes ni hors des jardins de Babylone…

«Prenons d’abord M. Darzac.

– Rouletabille! m’écriai-je, c’est un sacrilège!

– Je le sais bien!

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