CHAPITRE VI ÉCHEC AU CARDINAL
Le château de Montgiron était situé à deux lieues du village de Saint-Marcelin.
Il faisait partie du domaine royal et, comme il se trouvait fort loin de la capitale, jamais encore aucun souverain ne l’avait honoré de sa visite. Il ne possédait, pour tout hôte, qu’un vieil officier qui en avait la garde et se donnait encore l’illusion d’être un chef, parce qu’il commandait à quelques gardes forestiers et à trois jardiniers chargés d’entretenir la forêt et les jardins qui s’étendaient autour du vieux manoir.
Ce vieillard qui répondait au nom de Jean-Noël-Hippolyte-Barbier de Pontlevoy, était un cardinaliste d’autant plus enragé qu’il devait cette agréable retraite à Richelieu, beaucoup plus désireux de se débarrasser d’un quémandeur qu’il rencontrait sans cesse dans ses antichambres, que de récompenser les services d’un brave mais obscur soldat qui n’avait jamais réussi qu’à récolter quelques blessures au service du roi.
M. de Durbec, muni d’un blanc-seing du cardinal, était donc devenu le maître de céans et avait déclaré à M. de Pontlevoy qu’il n’avait qu’à se conformer à ses instructions, c’est-à-dire à se tenir tranquille.
Le digne homme qui, au fond, ne demandait pas mieux, accéda aussitôt à la volonté que lui exprimait si énergiquement le mandataire du cardinal et, après avoir partagé le souper de ce dernier, il prit le sage parti de se retirer dans ses appartements, de se coucher dans son lit moelleux et de s’endormir avec la même sérénité que d’ordinaire, c’est-à-dire en homme qui a la conscience nette et la digestion facile.
Vers dix heures du soir, le capitaine des gardes pénétrait dans le salon où M. de Durbec attendait sa venue en dégustant un verre de vin d’Espagne. Il était accompagné de la duchesse de Chevreuse, qui portait dans ses bras l’enfant mystérieux.
M. de Durbec se leva et salua Mme de Chevreuse, qui ne daigna pas lui répondre.
M. de Savières attaqua:
– Mme la duchesse de Chevreuse a consenti à me suivre librement et à vous remettre, monsieur, l’enfant que j’étais chargé de lui réclamer.
Durbec ajouta, insistant particulièrement sur ces mots:
– De la part de Son Éminence le cardinal de Richelieu.
Sans ouvrir la bouche, la duchesse déposa sur la table l’enfant qu’elle tenait dans ses bras et qui semblait toujours reposer aussi profondément. Puis, impassible, elle attendit.
M. de Durbec écarta les voiles qui enveloppaient le nourrisson. Aussitôt, un cri de rage lui échappa:
– Madame, vous nous avez joués.
– Qu’est-ce à dire? s’exclamait Marie de Rohan, d’un air hautain.
L’émissaire du cardinal, comprimant avec peine la rage qui s’était emparée de lui, scanda:
– Ce n’est pas un enfant, mais un mannequin.
– Vous me surprenez fort, dit ironiquement Mme de Chevreuse.
– Regardez, madame, et constatez vous-même.
– En effet, reconnut la duchesse, c’est bien un véritable mannequin que j’ai sous les yeux, et fort adroitement arrangé, n’est-ce pas, monsieur le capitaine des gardes, puisque vous-même, qui l’avez pris dans son berceau, vous ne vous êtes aperçu de rien? Alors, comment voulez-vous, monsieur le représentant du cardinal, que moi, qui me trouvais dans une pièce voisine, j’aie pu me rendre compte de cette substitution?
Les sourcils froncés, le regard mauvais, M. de Durbec attaqua d’un ton acerbe:
– Madame, je vous engage vivement…
Mais pressentant que l’explication allait être extrêmement importante et risquait fort de dévoiler, devant une tierce personne, des secrets que celle-ci n’avait pas à connaître, il ajouta:
– Monsieur le capitaine, je vous prie de vous retirer.
Le baron de Savières s’empressa de quitter la pièce, fort vexé du tour que l’on venait de lui jouer, et très inquiet des conséquences que pouvait avoir pour lui son manque de perspicacité.
Durbec lança à Mme de Chevreuse un regard de défi qui exprimait clairement:
– Et maintenant, à nous deux!
Mais la courageuse Marie de Rohan n’en parut nullement intimidée, et elle demeura debout à la même place, attendant vaillamment le choc de l’adversaire.
Celui-ci s’empara de la poupée et la jeta sur un meuble.
Puis, revenant vers la duchesse, il lui dit:
– Madame, désirez-vous que je vous communique le blanc-seing de Son Éminence?
– C’est inutile. Les procédés dont vous avez usé envers moi suffisent à me révéler à la fois la nature des pouvoirs dont vous êtes investi et des intentions de celui qui vous les a conférés.
– Vous êtes donc irréductible, madame la duchesse?
– Oui, monsieur, quand il s’agit de mon droit.
– Vous admettrez donc que je le sois aussi, lorsque j’ai à défendre celui du cardinal.
– Je ne vois pas, monsieur, en quoi le droit de votre maître est en jeu dans cette affaire.
– N’a-t-il pas le devoir de veiller, avant tout, sur l’honneur de Sa Majesté et sur la sécurité de l’État? Mais nous ne sommes point ici, madame, pour parler politique, et je vous conseille de répondre catégoriquement à la question que je vais vous poser: Qu’est devenu l’enfant que vous avez fait baptiser cet après-midi dans l’église Saint-Marcelin?
Avec un sang-froid qui semblait inaltérable, Mme de Chevreuse riposta:
– Demandez-le à son père!
– À M. de Mazarin! coupa sèchement l’émissaire du cardinal.
– Vous faites erreur, monsieur, répliqua Marie de Rohan. M. de Mazarin n’est nullement le père de ce nouveau-né cause de ce litige. Il en est simplement le parrain, de même que j’en suis… la marraine.
– Alors, son père, quel est-il?
– Le chevalier Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac.
– Quelle est cette plaisanterie?
– Monsieur, vous êtes gentilhomme!
– Certes, et je m’en honore.
– Eh bien! montrez-le, monsieur, d’abord en cessant de me parler sur un ton qui n’est point celui d’un homme de bonne compagnie, puis en vous abstenant désormais de mettre ma parole en doute.
«Décidément, se disait l’espion de Richelieu, cette femme est encore plus forte que je ne le pensais. Je crois que, pour avoir raison d’elle, je vais être obligé de me servir des grands moyens que j’ai ordre de n’employer qu’à la dernière extrémité.»