– Voilà qui me confond. Ce nom de Jupenet me semble cependant un beau nom et bien digne d'être connu, aussi bien que ceux de MM. Corneille, ou Rotrou, ou Garnier. J'espère, monsieur, que vous voudrez bien me dire un peu votre tragédie, plus tard, comme cela, au dessert. Ce sera la rôtie au sucre, mordioux! Ah! pardon, monsieur, c'est un juron, qui m'échappe parce qu'il est habituel à mon seigneur et maître. Je me permets donc quelquefois d'usurper ce juron qui me paraît de bon goût. Je me permets cela en son absence seulement, bien entendu, car vous comprenez qu'en sa présence… Mais en vérité, monsieur, ce cidre est abominable; n'êtes-vous point de mon avis? Et de plus le pot est de forme si peu régulière qu'il ne tient point sur la table.
– Si nous le calions?
– Sans doute: mais avec quoi?
– Avec ce couteau.
– Et la sarcelle, avec quoi la découperons-nous? comptez-vous par hasard ne pas toucher à la sarcelle?
– Si fait.
– Eh bien! alors…
– Attendez.
Le poète fouilla dans sa poche et en tira un petit morceau de fonte oblong, quadrangulaire, épais d'une ligne à peu près, long d'un pouce et demi.
Mais à peine le petit morceau de fonte eut-il vu le jour que le poète parut avoir commis une imprudence et fit un mouvement pour le remettre dans sa poche.
D'Artagnan s'en aperçut. C'était un homme à qui rien n'échappait.
Il étendit la main vers le petit morceau de fonte.
– Tiens, c'est gentil, ce que vous tenez là, dit-il; peut-on voir?
– Certainement, dit le poète, qui parut avoir cédé trop vite à un premier mouvement, certainement qu'on peut voir; mais vous avez beau regarder, ajouta-t-il d'un air satisfait, si je ne vous dis point à quoi cela sert, vous ne le saurez pas.
D'Artagnan avait saisi comme un aveu les hésitations du poète et son empressement à cacher le morceau de fonte qu'un premier mouvement l'avait porté à sortir de sa poche.
Aussi, son attention une fois éveillée sur ce point, il se renferma dans une circonspection qui lui donnait en toute occasion la supériorité. D'ailleurs, quoi qu'en eût dit M. Jupenet, à la simple inspection de l'objet, il l'avait parfaitement reconnu.
C'était un caractère d'imprimerie.
– Devinez-vous ce que c'est? continua le poète.
– Non! dit d'Artagnan; non, ma foi!
– Eh bien! monsieur, dit maître Jupenet, ce petit morceau de fonte est une lettre d'imprimerie.
– Bah!
– Une majuscule.
– Tiens! tiens! fit M. Agnan écarquillant des yeux bien naïfs.
– Oui, monsieur, un J majuscule, la première lettre de mon nom.
– Et c'est une lettre, cela?
– Oui, monsieur.
– Eh bien! je vais vous avouer une chose.
– Laquelle?
– Non! car c'est encore une bêtise que je vais vous dire.
– Eh! non, fit maître Jupenet d'un air protecteur.
– Eh bien! je ne comprends pas, si cela est une lettre, comment on peut faire un mot.
– Un mot?
– Pour l'imprimer, oui.
– C'est bien facile.
– Voyons.
– Cela vous intéresse?
– Énormément.
– Eh bien! je vais vous expliquer la chose. Attendez!
– J'attends.
– M'y voici.
– Bon!
– Regardez bien.
– Je regarde.
D'Artagnan, en effet, paraissait absorbé dans sa contemplation. Jupenet tira de sa poche sept ou huit autres morceaux de fonte, mais plus petits.
– Ah! ah! fit d'Artagnan.
– Quoi?
– Vous avez donc toute une imprimerie dans votre poche. Peste! c'est curieux, en effet.
– N'est-ce pas?
– Que de choses on apprend en voyageant, mon Dieu!
– À votre santé, dit Jupenet enchanté.
– À la vôtre, mordioux, à la vôtre! Mais un instant, pas avec ce cidre. C'est une abominable boisson et indigne d'un homme qui s'abreuve à l'Hippocrène: n'est-ce pas ainsi que vous appelez votre fontaine, à vous autres poètes?
– Oui, monsieur, notre fontaine s'appelle ainsi en effet. Cela vient de deux mots grecs, hippos, qui veut dire cheval… et…
– Monsieur, interrompit d'Artagnan, je vais vous faire boire une liqueur qui vient d'un seul mot français et qui n'en est pas plus mauvaise pour cela, du mot raisin; ce cidre m'écœure et me gonfle à la fois. Permettez-moi de m'informer près de notre hôte s'il n'a pas quelque bonne bouteille de Beaugency ou de la coulée de Céran derrière les grosses bûches de son cellier.
En effet, l'hôte interpellé monta aussitôt.
– Monsieur, interrompit le poète, prenez garde, nous n'aurons pas le temps de boire le vin, à moins que nous ne nous pressions fort, car je dois profiter de la marée pour prendre le bateau.
– Quel bateau? demanda d'Artagnan.
– Mais le bateau qui part pour Belle-Île.
– Ah! pour Belle-Île? dit le mousquetaire. Bon!
– Bah! vous aurez tout le temps, monsieur, répliqua l'hôtelier en débouchant la bouteille; le bateau ne part que dans une heure.
– Mais qui m'avertira? fit le poète.
– Votre voisin, répliqua l'hôte.
– Mais je le connais à peine.
– Quand vous l'entendrez partir, il sera temps que vous partiez.
– Il va donc à Belle-Île aussi?
– Oui.
– Ce monsieur qui a un laquais? demanda d'Artagnan.
– Ce monsieur qui a un laquais.
– Quelque gentilhomme, sans doute?
– Je l'ignore.
– Comment, vous l'ignorez?
– Oui. Tout ce que je sais, c'est qu'il boit le même vin que vous.
– Peste! voilà bien de l'honneur pour nous, dit d'Artagnan en versant à boire à son compagnon, tandis que l'hôte s'éloignait.