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«Ce voyageur-là, se dit d'Artagnan, est de ma farine. Il me va, il me convient. Je dois lui aller et lui convenir. M. Agnan, au justaucorps gris et à la calotte râpée, n'est pas indigne de souper avec le monsieur aux vieilles bottes et au vieux cheval.»

Cela dit, d'Artagnan appela l'hôte et lui commanda de monter sa sarcelle, son tourteau et son cidre dans la chambre du monsieur aux dehors modestes.

Lui-même, gravissant, une assiette à la main, un escalier de bois qui montait à la chambre, se mit à heurter à la porte.

– Entrez! dit l'inconnu.

D'Artagnan entra la bouche en cœur, son assiette sous le bras, son chapeau d'une main, sa chandelle de l'autre.

– Monsieur, dit-il, excusez-moi, je suis comme vous un voyageur, je ne connais personne dans l'hôtel et j'ai la mauvaise habitude de m'ennuyer quand je mange seul, de sorte que mon repas me paraît mauvais et ne me profite point. Votre figure, que j'aperçus tout à l'heure quand vous descendîtes pour vous faire ouvrir des huîtres, votre figure me revient fort; en outre, j'ai observé que vous aviez un cheval tout pareil au mien, et que l'hôte, à cause de cette ressemblance sans doute, les a placés côte à côte dans son écurie, où ils paraissent se trouver à merveille de cette compagnie. Je ne vois donc pas, monsieur, pourquoi les maîtres seraient séparés, quand les chevaux sont réunis. En conséquence, je viens vous demander le plaisir d'être admis à votre table. Je m'appelle Agnan, Agnan pour vous servir, monsieur, intendant indigne d'un riche seigneur qui veut acheter des salines dans le pays et m'envoie visiter ses futures acquisitions. En vérité, monsieur, je voudrais que ma figure vous agréât autant que la vôtre m'agrée, car je suis tout vôtre en honneur.

L'étranger, que d'Artagnan voyait pour la première fois, car d'abord il ne l'avait qu'entrevu, l'étranger avait des yeux noirs et brillants, le teint jaune, le front un peu plissé par le poids de cinquante années, de la bonhomie dans l'ensemble des traits, mais de la finesse dans le regard.

«On dirait, pensa d'Artagnan, que ce gaillard-là n'a jamais exercé que la partie supérieure de sa tête, l'œil et le cerveau et ce doit être un homme de science: la bouche, le nez, le menton ne signifient absolument rien.»

– Monsieur, répliqua celui dont on fouillait ainsi l'idée et la personne, vous me faites honneur, non pas que je m'ennuyasse; j'ai, ajouta-t-il en souriant, une compagnie qui me distrait toujours; mais n'importe, je suis très heureux de vous recevoir.

Mais, en disant ces mots, l'homme aux bottes usées jeta un regard inquiet sur sa table, dont les huîtres avaient disparu et sur laquelle il ne restait plus qu'un morceau de lard salé.

– Monsieur, se hâta de dire d'Artagnan, l'hôte me monte une jolie volaille rôtie et un superbe tourteau.

D'Artagnan avait lu dans le regard de son compagnon, si rapide qu'il eût été, la crainte d'une attaque par un parasite. Il avait deviné juste: à cette ouverture, les traits de l'homme aux dehors modestes se déridèrent.

En effet comme s'il eût guetté son entrée, l'hôte parut aussitôt, portant les mets annoncés.

Le tourteau et la sarcelle étant ajoutés au morceau de lard grillé, d'Artagnan et son convive se saluèrent, s'assirent face à face, et comme deux frères firent le partage du lard et des autres plats.

– Monsieur, dit d'Artagnan, avouez que c'est une merveilleuse chose que l'association.

– Pourquoi? demanda l'étranger la bouche pleine.

– Eh bien! je vais vous le dire, répondit d'Artagnan.

L'étranger donna trêve aux mouvements de ses mâchoires pour mieux écouter.

– D'abord, continua d'Artagnan, au lieu d'une chandelle que nous avions chacun, en voici deux.

– C'est vrai, dit l'étranger, frappé de l'extrême justesse de l'observation.

– Puis je vois que vous mangez mon tourteau par préférence, tandis que moi, par préférence, je mange votre lard.

– C'est encore vrai.

– Enfin, par-dessus le plaisir d'être mieux éclairé et de manger des choses de son goût, je mets le plaisir de la société.

– En vérité, monsieur, vous êtes jovial, dit agréablement l’inconnu.

– Mais oui, monsieur; jovial comme tous ceux qui n'ont rien dans la tête. Oh! il n'en est pas ainsi de vous, poursuivit d'Artagnan, et je vois dans vos yeux toute sorte de génie.

– Oh! monsieur…

– Voyons, avouez-moi une chose.

– Laquelle?

– C'est que vous êtes un savant.

– Ma foi, monsieur…

– Hein?

– Presque.

– Allons donc!

– Je suis un auteur.

– Là! s'écria d'Artagnan ravi en frappant dans ses deux mains, je ne m'étais pas trompé! C'est du miracle…

– Monsieur…

– Eh quoi! continua d'Artagnan, j'aurais le bonheur de passer cette nuit dans la société d'un auteur, d'un auteur célèbre peut-être?

– Oh! fit l'inconnu en rougissant, célèbre, monsieur, célèbre n'est pas le mot.

– Modeste! s'écria d'Artagnan transporté; il est modeste!

Puis, revenant à l'étranger avec le caractère d'une brusque bonhomie:

– Mais, dites-moi au moins le nom de vos œuvres, monsieur, car vous remarquerez que vous ne m'avez point dit le vôtre, et que j'ai été forcé de vous deviner.

– Je m'appelle Jupenet, monsieur, dit l'auteur.

– Beau nom! fit d'Artagnan; beau nom, sur ma parole, et je ne sais pourquoi, pardonnez-moi cette bévue, si c'en est une, je ne sais comment je me figure avoir entendu prononcer ce nom quelque part.

– Mais j'ai fait des vers, dit modestement le poète.

– Eh! voilà! on me les aura fait lire.

– Une tragédie.

– Je l'aurai vu jouer.

Le poète rougit encore.

– Je ne crois pas, car mes vers n'ont pas été imprimés.

– Eh bien! je vous le dis, c'est la tragédie qui m'aura appris votre nom.

– Vous vous trompez encore, car messieurs les comédiens de l'hôtel de Bourgogne n'en ont pas voulu, dit le poète avec le sourire dont certains orgueils savent seuls le secret.

D'Artagnan se mordit les lèvres.

– Ainsi donc, monsieur, continua le poète, vous voyez que vous êtes dans l'erreur à mon endroit, et que, n'étant point connu du tout de vous, vous n'avez pu entendre parler de moi.

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