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– Votre Éminence ne m'a pas compris. Je n'ai pas prétendu le moins du monde que le roi dût dépenser votre argent.

– Vous le dites clairement, ce me semble, en me conseillant de le lui donner.

– Ah! répliqua Colbert, c'est que Votre Éminence, absorbée qu'elle est par son mal, perd de vue complètement le caractère de Sa Majesté Louis XIV.

– Comment cela?…

– Ce caractère, je crois, si j'ose m'exprimer ainsi, ressemble à celui que Monseigneur confessait tout à l'heure au théatin.

– Osez; c'est…?

– C'est l'orgueil. Pardon, monseigneur; la fierté, voulais-je dire. Les rois n'ont pas d'orgueil: c'est une passion humaine.

– L'orgueil, oui, vous avez raison. Après?…

– Eh bien! monseigneur, si j'ai rencontré juste, Votre Éminence n'a qu'à donner tout son argent au roi, et tout de suite.

– Mais pourquoi? dit Mazarin fort intrigué.

– Parce que le roi n'acceptera pas le tout.

– Oh! un jeune homme qui n'a pas d'argent et qui est rongé d'ambition.

– Soit.

– Un jeune homme qui désire ma mort.

– Monseigneur…

– Pour hériter, oui, Colbert; oui, il désire ma mort pour hériter. Triple sot que je suis! je le préviendrais!

– Précisément. Si la donation est faite dans une certaine forme, il refusera.

– Allons donc!

– C'est positif. Un jeune homme qui n'a rien fait, qui brûle de devenir illustre, qui brûle de régner seul, ne prendra rien de bâti; il voudra construire lui-même. Ce prince-là, monseigneur, ne se contentera pas du Palais-Royal que M. de Richelieu lui a légué, ni du palais Mazarin que vous avez si superbement fait construire, ni du Louvre que ses ancêtres ont habité, ni de Saint-Germain où il est né. Tout ce qui ne procédera pas de lui, il le dédaignera, je le prédis.

– Et vous garantissez que si je donne mes quarante millions au roi…

– En lui disant de certaines choses, je garantis qu'il refusera.

– Ces choses… sont?

– Je les écrirai, si Monseigneur veut me les dicter.

– Mais enfin, quel avantage pour moi?

– Un énorme. Personne ne peut plus accuser Votre Éminence de cette injuste avarice que les pamphlétaires ont reprochée au plus brillant esprit de ce siècle.

– Tu as raison, Colbert, tu as raison; va trouver le roi de ma part et porte lui mon testament.

– Une donation, monseigneur.

– Mais s'il acceptait! s'il allait accepter?

– Alors, il resterait treize millions à votre famille, et c’est une jolie somme.

– Mais tu serais un traître ou un sot, alors.

– Et je ne suis ni l'un ni l'autre, monseigneur… Vous me paraissez craindre beaucoup que le roi n'accepte… Oh! craignez plutôt qu'il n'accepte pas…

– S'il n'accepte pas, vois-tu, je lui veux garantir mes treize millions de réserve… Oui, je le ferai… Oui… Mais voici la douleur qui vient; je vais tomber en faiblesse… C'est que je suis malade, Colbert, que je suis près de ma fin.

Colbert tressaillit.

Le cardinal était bien mal en effet: il suait à grosses gouttes sur son lit de douleur, et cette pâleur effrayante d'un visage ruisselant d’eau était un spectacle que le plus endurci praticien n'eût pas supporté sans compassion. Colbert fut sans doute très ému, car il quitta la chambre en appelant Bernouin près du moribond et passa dans le corridor. Là, se promenant de long en large avec une expression méditative qui donnait presque de la noblesse à sa tête vulgaire, les épaules arrondies, le cou tendu, les lèvres entrouvertes pour laisser échapper des lambeaux décousus de pensées incohérentes, il s'enhardit à la démarche qu'il voulait tenter, tandis qu'à dix pas de lui, séparé seulement par un mur, son maître étouffait dans des angoisses qui lui arrachaient des cris lamentables, ne pensant plus ni aux trésors de la terre ni aux joies du paradis, mais bien à toutes les horreurs de l'enfer.

Tandis que les serviettes brûlantes, les topiques, les révulsifs et Guénaud, rappelé près du cardinal, fonctionnaient avec une activité toujours croissante, Colbert, tenant à deux mains sa grosse tête, pour y comprimer la fièvre des projets enfantés par le cerveau, méditait la teneur de la donation qu'il allait faire écrire à Mazarin dès la première heure de répit que lui donnerait le mal. Il semblait que tous ces cris du cardinal et toutes ces entreprises de la mort sur ce représentant du passé fussent des stimulants pour le génie de ce penseur aux sourcils épais qui se tournait déjà vers le lever du nouveau soleil d'une société régénérée.

Colbert revint près de Mazarin lorsque la raison fut revenue au malade, et lui persuada de dicter une donation ainsi conçue: «Près de paraître devant Dieu, maître des hommes, je prie le roi, qui fut mon maître sur la terre, de reprendre les biens que sa bonté m'avait donnés, et que ma famille sera heureuse de voir passer en de si illustres mains. Le détail de mes biens se trouvera, il est dressé, à la première réquisition de Sa Majesté, ou au dernier soupir de son plus dévoué serviteur. Jules, cardinal de Mazarin.» Le cardinal signa en soupirant; Colbert cacheta le paquet et le porta immédiatement au Louvre, où le roi venait de rentrer. Puis il revint à son logis, se frottant les mains avec la confiance d'un ouvrier qui a bien employé sa journée.

Chapitre XLVII – Comment Anne d'Autriche donna un conseil à Louis XIV, et comment M. Fouquet lui en donna un autre

La nouvelle de l'extrémité où se trouvait le cardinal s'était déjà répandue, et elle attirait au moins autant de gens au Louvre que la nouvelle du mariage de Monsieur, le frère du roi, laquelle avait déjà été annoncée à titre de fait officiel.

À peine Louis XIV rentrait-il chez lui, tout rêveur encore des choses qu'il avait vues ou entendu dire dans cette soirée, que l'huissier annonça que la même foule de courtisans qui, le matin, s'était empressée à son lever, se représentait de nouveau à son coucher, faveur insigne que depuis le règne du cardinal la cour, fort peu discrète dans ses préférences, avait accordée au ministre sans grand souci de déplaire au roi. Mais le ministre avait eu, comme nous l'avons dit, une grave attaque de goutte, et la marée de la flatterie montait vers le trône. Les courtisans ont ce merveilleux instinct de flairer d'avance tous les événements; les courtisans ont la science suprême: ils sont diplomates pour éclairer les grands dénouements des circonstances difficiles, capitaines pour deviner l'issue des batailles, médecins pour guérir les maladies.

Louis XIV, à qui sa mère avait appris cet axiome, entre beaucoup d'autres, comprit que Son Éminence Monseigneur le cardinal Mazarin était bien malade. À peine Anne d'Autriche eut-elle conduit la jeune reine dans ses appartements et soulagé son front du poids de la coiffure de cérémonie, qu'elle revint trouver son fils dans le cabinet où, seul, morne et le cœur ulcéré, il passait sur lui-même, comme pour exercer sa volonté, une de ces colères sourdes et terribles, colères de roi, qui font des événements quand elles éclatent, et qui, chez Louis XIV, grâce à sa puissance merveilleuse sur lui-même, devinrent des orages si bénins, que sa plus fougueuse, son unique colère, celle que signale Saint-Simon, tout en s'en étonnant, fut cette fameuse colère qui éclata cinquante ans plus tard à propos d’une cachette de M. le duc du Maine, et qui eut pour résultat une grêle de coups de canne donnés sur le dos d'un pauvre laquais qui avait volé un biscuit.

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